Les clefs
Prenons le cadre d’une enquête. Mis à part mettre des panneaux indicateurs de la marche à suivre, il est difficile de faire jouer des scénarios d’investigation aussi fun que les romans ou films du même genre, car si l’on respecte la liberté de choix du joueur, on ne peut pas préparer méticuleusement une découverte d’indices bouleversante à chaque étape. Dans un film, ou un roman, l’auteur a le temps de préparer bien méticuleusement son intrigue et surtout la façon dont le héros découvre les indices. Il peut ainsi simuler l’intelligence d’un personnage car il aura bien le temps de peser chaque possibilité, se documenter etc. Les pauvres joueurs, à moins d’être d’une perspicacité et d’une culture extraordinaire, auraient bien du mal à résoudre des enquêtes de fou furieux ou en plus généralement, le MJ décide de quand chaque indice peut être découvert.
Que fait-on si les PJ ne trouvent pas un indice ? Doit-on rester bloqués comme dans un jeu vidéo ? Doit-on s’occuper d’autre chose en attendant de revenir à la charge ? L’échec est-il possible ? Le modèle de l’enquête me semble particulièrement intéressant à résoudre, car il créerait une porte ouverte pour tous les styles d’intrigues.

On peut établir deux grandes catégories d’indices : les indices avantageux et les indices capitaux.
– Les indices avantageux permettraient aux joueurs de gagner un avantage sur un éventuel antagoniste, ou de se rapprocher plus rapidement du but. Ces indices peuvent être manqués sans problème, puisqu’ils constituent une sorte de bonus. Vous pouvez donc stimuler l’esprit ludique de vos joueurs avec ce type d’indices sans problèmes, à condition que ça fasse partie de vos orientations de jeu.
– Les indices capitaux sont sensés faire avancer l’enquête. Si on en rate un, il est fort probable que l’enquête tombe à l’eau ou piétine. Mais encore une fois, une des règles d’or d’une bonne histoire est la suivante : si un personnage s’ennuie, faites en sorte que le spectateur non. Les films contemplatifs utilisent un langage visuel très riche. Si l’histoire n’avance pas vite, les images et le son disent énormément de choses. Considérez donc que vos joueurs ne doivent pas être confrontés à des échecs quand leurs personnages le sont. Éventuellement, il pourrait être intéressant de considérer que si un personnage n’obtient pas un indice, il sera rapidement amené à éprouver un conflit d’une plus grande intensité dramatique. Si par exemple en interrogeant un indic, le PJ n’a pas obtenu l’indice qu’il désirait, il peut tenter de le revoir pour lui soutirer l’indice, mais cette fois, l’indic n’est pas tout seul –

—Petite parenthèse—
Il me semble que dans Afraid, de D. Vincent Baker, les joueurs prennent part à la création d’indices (ou les créent eux-mêmes). De même dans Aux frontières de R’lyeh Bien joué!
Je tiens à dire que je trouve cela remarquable, même si cela me paraît tout à fait profitable aux jeux d’enquête, surtout sans MJ, je veux creuser davantage du côté où le MJ prend un plaisir machiavélique à pondre une super intrigue. Ne l’ayant encore jamais expérimenté, le peu de rapports de partie que j’ai eu le loisir de lire m’a étonné par sa fertilité scénaristique (dans le sens d’idées d’articulations pour faire avancer le récit), bien loin des lieux communs poncés et reponcés jusqu’à la moelle par les MJ. Bon, en même temps, nous les MJ ne sommes pas toujours aussi brillants que ce que l’on voudrait et surtout, on ne peut pas exiger des joueurs qu’ils le soient autant que Sherlock Holmes. Donc, cette méthode est sans doute excellente, mais ce n’est pas ce que je cherche ici ^^.

Pour moi un JDR n’a pas nécessairement besoin de MJ, d’ailleurs dans le jeu Psychodrame que je suis en train de créer avec Magali, il n’y a point de MJ. Donc, que les joueurs puissent prendre part à la création « live » du scénario me plaît beaucoup, mais me semble pour le moment difficilement partageable avec l’idée d’un scénario écrit à l’avance par le MJ.

Dans les métiers de la création narrative, il est généralement impossible de ressentir soi-même ce que l’on fait ressentir au public. Certaines activités comme le théà¢tre sont déjà moins avares de relation au public. Mais j’ai toujours considéré cela comme la malédiction des auteurs. Or, ce qui m’a fait revenir au JDR il y a quelques années, c’était le plaisir de pouvoir faire vivre mes propres histoires à mes joueurs, lire la surprise dans leurs yeux, le plaisir ou la peur. Bien sur, il s’agit d’émotions par compassion, les mêmes qui nous assaillent quand on plonge dans un bon film. Mais enfin, j’ai trouvé ce rapport à un public qui me manquait tant ailleurs. C’est en cela que même si ça ne fait pas tout, j’ai envie de développer une forme d’écriture scénaristique qui permet au MJ d’écrire des histoires dans lesquelles il déverse ses tripes, tout en respectant ce qui me semble aujourd’hui primordial dans le JDR : la liberté du joueur. —Fin de la parenthèse—

Revenons à nos moutons
A mon sens, l’échec doit être une option pour les personnages, mais pas pour les joueurs. Car pour moi le plaisir du JDR est ailleurs que dans la simple résolution d’une enquête. De la même manière que je ne suis pas du tout friand des sanctions du type : « un personnage est ko, le joueur ne joue pas pendant ce temps », je n’apprécie guère les parties où en attendant de pouvoir trouver un indice qu’on a raté, on s’occupe d’autre chose (bon, encore, il y a des MJ qui meublent plutôt bien le hors scénar) ou on reste tout simplement bloqués. A quoi ça rime d’être mis hors jeu dans un JDR ? On n’est pas au ballon prisonnier ! Et même dans le ballon prisonnier, les joueurs hors-jeu continuent de jouer ! Dans un jeu comme les loups-garous de Thiercelieux, l’élimination progressive des joueurs fait que l’on fait tout pour ne pas perdre, mais rend le jeu particulièrement chiant quand à 20 participants, on est le premier à quitter la partie – Bon, par contre, selon le type de jeu, la mort d’un PJ peut être tout à fait bienvenue, car d’un point de vue dramatique, ça peut être terrible ! Mais cette mort sera d’autant plus intéressante qu’elle aura un sens. Le PJ qui meurt en sauvant quelqu’un, classique, mais terriblement émouvant. Celui qui meurt d’une overdose, alors qu’il avait décidé de décrocher – sympa, aussi, non ? Finalement, j’ai l’impression que ce genre de choses arrivent plus souvent quand on ne les prévoit pas, mais que le moteur du jeu et de la partie s’oriente dans ce sens.

Je reviens aux clefs
On pourrait imaginer un contrat simple en MJ et joueur : à chaque fois que vous choisissez de suivre la voie de l’enquête, je vous propose un indice, ou plus précisément une « clef ». La différence est que l’indice sous entend que le joueur devra se décarcasser intellectuellement pour pouvoir faire avancer l’enquête, alors qu’une clef peut simplement permettre d’ouvrir une porte.
On peut même imaginer proposer un mélange aux joueurs : celui qui remporte le conflit choisit l’indice, ou même : une fois c’est le MJ qui donne un indice, une fois c’est un joueur (notons qu’il faudra au MJ une super capacité d’improvisation pour pouvoir lier son intrigue aux élucubrations des joueurs, sauf s’il n’a que des scènes et que les indices sont créés de toute pièce pendant la partie, comme de simples pivots au récit – )
Je ne sais pas encore si la clef doit être donnée automatiquement à la fin du conflit, quelle que soit l’issue, ou si l’on peut jouer sur l’idée de victoire ou de défaite – Seulement, avec un système comme celui de DitV, la notion de victoire ou de défaite est extrêmement floue. Gagner un conflit peut être vécu comme une défaite (genre le coup de mon personnage qui veut redresser une prostituée et qui finit par la tuer – ). Donc, cela paraît possible et même plus intéressant de jouer dans certains cas les clefs à l’enjeu. Ainsi, la notion de victoire ou de défaite est directement liée à l’issue du conflit et à l’obtention ou non d’un indice. Ainsi, un indice raté n’est pas perdu, il est simplement repoussé à plus tard et c’est là que vous en profiterez pour compliquer le prochain conflit –
D’autres indices peuvent être révélés pendant ou à la fin de conflits dont l’enjeu n’est pas lié à la quête de clefs. En outre, les clefs peuvent être données simplement dans les phases de recherche, d’après le conseil de D. Vincent Baker : « Reveal Actively », je vous renvoie pour cela au thread suivant

La nature des clefs
Les clefs peuvent être mises en scène par le moyen de personnages ou par des éléments du décor. Elles peuvent se trouver dans un endroit précis vers lequel on orientera les PJ, c’est le cas dans les scénarios prônant une maîtrise de forme « esprit pionnier » on peut également les organiser dans un ordre précis d’apparition, tel que c’est souvent agencé dans les scénarios favorisant « l’illusionnisme » ou le « participationnisme ». Cela demande, à mon avis, une grande réflexion. Disposer des indices sur un plan relève davantage du jeu, leur attribuer un ordre précis relève davantage du récit. Ce qui constitue un frein considérable à la liberté du joueur dans ce deuxième cas, c’est que les personnes qui écrivent ces scénarios tendent à détailler la mise en scène au point de prévoir comment les PJ vont arriver à tel indice, qu’est-ce qu’ils devront faire, qu’est-ce qu’ils ne devront pas faire, comment les empêcher de faire quelque chose qui les détournerait du scénar et surtout comment ils doivent finir la scène.

Je propose d’alléger considérablement la mise en scène, voire, de la réduire au strict minimum. Éventuellement, dissocier le cadre, les personnages, le décor et les clefs, afin de pouvoir jongler en fonction des décisions des joueurs. Mais dans ce cas, il est important pour les joueurs de savoir que lorsqu’ils mettront les clefs en jeu, ils pourront progresser dans l’histoire, alors qu’au sein des rencontres prévues dans le scénario, la plupart des clefs seront dévoilées progressivement (mais pas toutes).

Qu’est-ce qui poussera un joueur à mettre une clef en enjeu : savoir qu’un PNJ détient des infos, par exemple. Il est sans aucun doute, beaucoup plus efficace d’être clair sur la présence d’une clef dans un endroit ou chez un PNJ. Et un indice raté quelque part pourra se trouver ailleurs pour compliquer son obtention après un premier échec : après l’effraction des PJ, le propriétaire des lieux a déménagé dans un autre endroit et y a installé un système de surveillance…

Lorsque les clefs se trouvent dans un lieu, et que les joueurs décident de les y chercher, le mieux est sans doute soit de les « révéler activement » soit de jouer un conflit contre le lieu, contre ce qui s’y trouve, contre d’autres personnages qui recherchent les indices, contre des forces obscures qui veulent nous empêcher de le trouver etc. Finalement, l’indice est une clef particulière, c’est souvent une clef dissimulée.
Si l’on compare à un film. L’investigateur peut entrer sur le lieu du crime, il prend quelques renseignement, questionne les policiers, entre dans la pièce du meurtre, voit directement les traces de pas sur le sol, en déduit le type de chaussures que porte le meurtrier, ce sont bien les mêmes que celles de la dernière fois – (Révéler activement), mais il décide d’observer plus précisément la pièce. La lumière faible du lieu le gène, il prend donc une torche et observe du côté de la bibliothèque, poussiéreuse mais tout est en ordre, il fouille dans les cendres de la cheminée et découvre des pages qui ont été mal consumées (conflit, dont l’enjeu est l’indice). On peut imaginer que chaque succès de l’investigateur lui donne une piste et s’il gagne le conflit, il découvre l’indice. S’il ne gagne pas, il ne découvre pas l’indice, mais pourra revenir à la charge, ou le découvrir autrement. Finalement, s’il choisit la bibliothèque à la fin, l’indice pourra s’y trouver. Le MJ pourrait même simplement indiquer le contenu de l’indice quand le joueur aura décrit la forme de l’indice et comment il le trouve – mais bon, je ne suis pas trop fixé à ce niveau, concernant le partage d’autorité –
Pour faire simple, le MJ pourrait déjà modifier la nature de l’indice (et éventuellement son contenu) en fonction de l’endroit où il le trouve.

L’important est plutôt ce vers quoi l’indice oriente, plus que la manière de le trouver, si l’on veut que le scénario soit intéressant en tout premier lieu. Et pour que le récit soit intéressant, un conflit ferait sans doute tout à fait l’affaire.

Cela reste à tester et je compte bien le tester sous peu.

Maintenant, en revenant au concept élargit de « clef », le principe est simplement d’orienter les joueurs vers les « portes » qui sont les obstacles (également, dans le cas d’indices dissimulés, une clef peut orienter vers une autre clef, précédée d’une porte que sera le conflit qui permettra d’y accéder), ainsi, le MJ peut prévoir des relations entre plusieurs clefs et plusieurs portes tout au long du scénario et dévoiler sa petite manigance scénaristique en coup de théà¢tre ou progressivement. Je pense que la relation entre les « indices » doit être évidente au moment où l’on a les éléments en main. Dans un film, le scénariste se débrouille toujours pour qu’on ait tous les éléments de l’intrigue à la fin. Une confusion dans l’ordre peut être utile pour créer un effet de surprise ou de doute, mais une histoire dont il manque des bouts est une histoire foirée. Si une chose est arrivée sans que les personnages ne soient au courant, soit vous vous démerdez pour qu’ils l’apprennent plus tard, ce qui peut faire l’objet d’un indice intéressant, soit vous jouez une scène en off, que les personnages ne sauront pas mais les joueurs oui.

Et puis à quoi bon écrire une intrigue machiavélique si les joueurs n’en ont que la moitié ?

Donc, je préconise
1- d’écrire une intrigue en grandes lignes par une imbrication de clefs sans se soucier de la mise en scène
2- de faire créer les PJ par les joueurs (ça pourrait se faire avant l’étape 1, même)
3- de créer des situations initiales problématiques liées aux traits des PJ
4- d’ajouter un peu de décor et éventuellement d’ajouter un peu de liant à tout ça
5- de finir par une scène ouverte et arrêter de renchérir par de nouveaux obstacles et conflits quand vous êtes rassasiés.

 

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