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Vampire la Mascarade est pour moi un crève-cœur, l’idée d’incarner une de ces créatures du folklore fantastique et d’explorer toutes les problématiques existentielles que l’on peut trouver dans le cinéma et la littérature, ça m’aurait fait vibrer.

Seulement voilà…

(Note : dans ce billet je spoile (beaucoup) le film, mais bon, il date de 1994, donc vous n’avez pas d’excuse.)

Où sont les relations affectives?

Les films et séries qui m’ont le plus marqué à ce jour : Dracula (oui, celui de Coppola), Entretien avec un Vampire, True Blood et Buffy contre les Vampires.

Premier constat, dans mes parties de Vampire la Mascarade, contrairement à ces quatre œuvres, pas une once de relation affective, amoureuse ou autre (pas même à sens unique). Forcément, les PJ sont des agents de la Camarilla envoyés pour enquêter sur de sombres affaires avec parfois des intrigues à ramifications. Ça laisse peu de place au développement des personnages et de leurs relations. Pire, quand on s’attachait à un PNJ, il finissait automatiquement demoiselle en détresse ou femme dans le frigo.

Dans Entretien avec un Vampire, Louis veut protéger Claudia à la façon d’un parent, quand elle, déchirée entre son âge physique et son âge psychologique, veut qu’il l’aime comme la femme qu’elle ne sera jamais. Lestat veut un compagnon et ami pour ne pas vivre l’éternité seul, mais Louis ne peut se résoudre à abandonner son humanité.

Ces relations sont bourrées d’enjeux et de tensions. Et ce sont les raisons qui meuvent les personnages, l’affect, le désir et pas seulement le calcul.

Bien sûr, VLM n’interdit pas de jouer ce genre de liens, mais ne l’ayant jamais rencontré dans nos parties (j’y ai toujours été joueur) voilà où ça m’amène :

  1. Plus de 95% des parties de JdR “classiques” que j’ai pu jouer étaient centrées sur des enquêtes ou des quêtes, avec très peu de place pour le reste.
  2. Pour obtenir autre chose, soit le joueur doit l’amener lui-même, quitte à ce que ça entre en conflit avec ce que le reste de la tablée veut faire, soit il faut des outils pour orienter le jeu dans cette direction.
  3. Si ça avait été le cas, aurions nous eu le moyen de pousser ça plus loin que des scènes sans enjeux forts ? C’est pas dit. La récupération du PNJ par le MJ dans le cadre de son scénario (demoiselle en détresse etc.) replace systématiquement la relation en enjeu externe.
  4. Les parties qui reposent sur des scénarios ne peuvent vraiment valoriser que des enjeux externes aux protagonistes, puisque le MJ n’a pas l’autorité sur l’intériorité d’un PJ (et s’il l’avait ce serait juste insupportable). Ce que les joueurs apportent comme enjeux internes sont souvent contingents ou cosmétiques. Dans les jeux forgéens, beaucoup de travail a été fait pour trouver un moyen de mettre les enjeux internes au centre des parties et de la fiction, et globalement, il s’agit d’éléments de système qui, entre les mains des joueurs, leur permettent d’explorer des thèmes et enjeux qu’ils ont eux-même choisis, c’est à mon avis l’une des plus importantes avancées de ces auteurs. L’affranchissement du scénario et du rôle autocrate du MJ y est aussi pour beaucoup, parce qu’il permet de laisser les joueurs choisir ce qui sera au cœur de l’histoire de la partie et de se focaliser dessus.

Comprenez-moi bien : je ne dis pas que toute partie classique est comme ça – après tout, j’ai des récits qui montrent que ça peut être différent – mais juste qu’elles ne m’ont jamais permis de faire autre chose (ou pas de manière satisfaisante), ni en tant que joueur, ni en tant que MJ, et pourtant il m’a été donné de jouer avec des dizaines de groupes et MJ différents.

Zéro combat

Dans nos parties de VLM, on faisait toujours face à un ou plusieurs combats (souvent programmés par le MJ), avec une importante part tactique, en guise de climax.

Dans Entretien avec un Vampire, pas de combat. L’incendie du théâtre est plus digne d’être qualifié de massacre, motivé par la vengeance suite à la mort de Claudia (enjeu interne), que de la baston à grand spectacle.

Et ça fait du bien ! Je ne suis pas un grand fan des combats chorégraphiés interminables et où entre deux tremblements de caméras les personnages échangent des coups sans véritables rebondissements ou dramaturgie.

En JdR, si un combat peut apporter des enjeux dramatiques, ceux de Vampire La Mascarade me semblent prendre les choses à l’envers.

Des personnages faillibles capables de remords

En se choisissant un compagnon d’immortalité, Lestat crée un être qui ne veut pas abandonner ses sentiments humains, refusant sa vision hédoniste et cynique de leur condition.

En engendrant Claudia, les choses vont se compliquer considérablement.

Les actes des personnages produisent des conséquences et le film s’appesantit dessus, les monte en épingle.

Louis n’aurait jamais voulu devenir immortel, il ne voulait pas que Claudia soit transformée.

Claudia elle-même n’accepte pas de rester pour l’éternité dans son corps d’enfant et ne tolère aucune frustration.

Lestat, malgré sa folie et son insouciance reste attaché à Louis et Claudia. Son manque d’humanité ne l’empêche pas de trouver ce qui lui est cher.

Armand veut que Louis devienne son compagnon (avec une tension homo-érotique palpable), pour posséder une fenêtre sur ses sentiments humains depuis longtemps envolés.

Le film questionne l’humanité de ces personnages en passe de perdre ce qui leur en reste. Et si c’est un thème avoué de VLM, j’avoue ne l’avoir jamais ne serait-ce qu’effleuré, trop occupé que j’étais à défaire des complots de mes congénères.

Aucune intrigue ne guide les personnages. De ce fait, l’histoire se tisse dans les conséquences de leurs actes et au gré de quelques rencontres.

Dans mes parties de VLM, je n’ai jamais vu de tels enjeux. Nos personnages étant des agents de vampires plus vieux qu’eux, nous n’accomplissions jamais rien d’autre que les désirs de ces PNJ. Le but étant de nous faire entrer dans une intrigue tentaculaire où nous ne maîtrisions rien.

Quant à éprouver des remords, autant dire qu’on en était très loin, parce que pour ça, il aurait fallu que nos actes aient des conséquences qui ne soient pas “réussir ou rater la mission”. Pour ça, il aurait fallu que l’on ait à défendre ce à quoi on tient, mais pour ça encore, il aurait fallu qu’on tienne à quelque chose d’autre qu’à notre jauge de points de vie.

J’ai tout de même joué quelques parties assez satisfaisantes de VLM, je ne jette pas le bébé avec l’eau du bain.

Il ne suffit pas de dire “vous pouvez le faire si vous le voulez”

En tant que MJ et en tant que joueur, j’ai longtemps essayé d’aller dans cette direction avec bon nombre de jeux. Et j’avais fini par tirer un trait sur l’idée. C’est quand j’ai découvert les JdR forgéens (Dogs in the Vineyard, Polaris, Bliss Stage, Breaking the Ice pour ne citer qu’eux) que j’ai réalisé que c’était possible et potentiellement intense.

Mais pour y parvenir, il faut briser un grand nombre d’idées préconçues et tenaces dans le JdR classique.

Je ne me leurre pas, dans le milieu du JdR, ce que je recherche moi n’est pas l’approche majoritaire, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’a pas un public. Elle n’est pas majoritaire parce qu’elle est découragée formellement par le fonctionnement d’une majorité de jeux, mais peut-être aussi pour un certain nombre de facteurs culturels : le geek se définit plus par Starwars et le Seigneur des Anneaux que par American Beauty et Macbeth. Pour autant, Entretien avec un Vampire est un film qui a beaucoup plu dans mes cercles d’amis geeks. Pourquoi donc sa structure d’histoire intéresse-t-elle moins que l’épopée classique et le polar ?

Si elle marche aussi bien au cinéma, en série et en littérature, pourquoi ne marcherait-elle pas en JdR ? D’ailleurs, les jeux forgéens que j’ai cité ont tous eu un certain succès dans la scène anglophone.

Si des jeux ne m’avaient pas montré que c’était possible et n’avaient pas tout fait pour dépasser les lieux communs sur ce que le JdR est censé faire, j’aurais sans doute beaucoup moins joué et écrit depuis dix ans.

L’ouverture à des genres qui me transportent plus, comme le drame d’Entretien avec un Vampire a redonné un souffle à ma pratique du JdR qui s’étiolait avec une furieuse impression de tourner en rond.

Pour y parvenir, les auteurs des jeux suscités ont effectué tout un travail de déconstruction des préconceptions sur le JdR. Il ne suffit pas de dire “jouez de la romance” pour que ça prenne. Il fallait donner aux joueurs des leviers pour qu’ils puissent construire des enjeux internes, les placer au centre de la partie et explorer les conséquences de leurs actes. Mais aussi dire fuck au scénario du MJ pour offrir la chance à ces enjeux internes d’être au centre de la partie. Dans VLM, le scénario, le rôle du MJ et les mécaniques, tout est une entrave à cela.

Damnés

Je n’ai pas écrit ce billet dans ce but, mais il se trouve que je suis en train de lire le JdR auto-édité (paru il y a peu) Damnés de Manon et Simon Li et j’ai très bon espoir qu’il réponde à mes attentes déçues par Vampire la Mascarade.

Notez que j’ai déjà pas mal pu explorer ces dernières années ce qui m’intéressait sur le sujet avec Les Cordes Sensibles (dont ce n’est cependant pas le thème central).

Après une partie-test Damnés, j’aurai sans doute l’occasion de revenir sur tout ça.

La situation initiale d’une histoire pose une question et les actes du ou des protagonistes y répondent.

On observe 3 grandes questions particulièrement fréquentes, aussi bien au cinéma qu’en littérature:

  1. Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?
  2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?
  3. On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?

Développement

Chacune de ces questions oriente l’histoire à sa façon :

1. Le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?

L’enjeu principal de ce type d’histoire repose sur l’incertitude de l’accomplissement de l’objectif du ou des protagonistes. Cela signifie que l’échec comme le succès de l’entreprise sont des options valables et intéressantes et que le spectateur n’a jamais d’indices francs sur qui gagnera à la fin.

Ce type d’histoire se centre sur la qualité des moyens déployés par le ou les protagonistes et leurs adversaires.

Les obstacles et adversaires rencontrés tout au long de l’histoire mettent en péril les chances de succès du protagoniste, en l’affaiblissant, en déjouant ses plans, en anéantissant ses chances, en menaçant de révéler son identité, etc.

Les personnages ne démordent pas de leurs positions et de leurs objectifs. Il n’y a pas de place pour la remise en question, sauf éventuellement pour le perdant une fois que le combat est fini.

Le spectateur peut devenir supporter du protagoniste ou de son adversaire. Parfois il n’est pas aisé de déterminer lequel des deux est le véritable protagoniste, auquel cas le spectateur est libre de soutenir celui qu’il veut.

2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?

Rien n’est sans conséquences, le ou les protagonistes devront souvent sacrifier quelque chose ou payer le prix pour obtenir ce qu’ils souhaitent, c’est à dire mettre à mal des choses qui comptent pour eux. À la fin, le prix à payer sera la condition pour atteindre l’objectif final. Toutes les choses commises ou perdues au cours de l’histoire sont généralement une part importante du prix à payer.

Chaque décision prise par le protagoniste est révélatrice de sa moralité qui n’est pas figée, mais se dévoile et peut évoluer tout au long de l’histoire : sacrifier un proche pour sauver le monde, se sacrifier pour protéger ses proches, transgresser une croyance pour préserver son amour, outrepasser des règles pour défendre une idée…

Chaque obstacle ou adversaire est une occasion pour le protagoniste de reconsidérer son objectif final et sa façon d’agir. Les alliés et plus largement les relations du protagonistes sont souvent eux-même des adversaires, car ils peuvent s’opposer à certaines de ses actions, ou la critiquer, pour l’amener à reconsidérer sa position sous un autre angle. Et ce, y compris lorsqu’ils le soutiennent. Ils imposent des contraintes au personnage, parfois même la contrainte de devoir réussir. Son évolution morale donnera tout son sens à sa décision finale.

Les notions de bien ou de mal sont très floues dans ce type d’histoire. Les situations sont suffisamment ambivalentes pour qu’il n’existe pas de solution parfaite. Tous types de fins sont envisageables, tout particulièrement celles qui ne sont pas vraiment bonnes ou mauvaises.

Chaque spectateur est souvent amené à porter un jugement très personnel sur chaque personnage, compte tenu de ses actes.

3. On sait que le protagoniste atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?

L’histoire trahit le fait que le protagoniste atteindra ou n’atteindra pas son objectif. Soit en l’annonçant au début, parfois même dans le titre. Soit parce que le genre de l’histoire est en lui-même révélateur de son issue : bien-pensant, naïf, propagandiste, enfantin, ou au contraire désespéré, nihiliste, etc.

Le ou les protagonistes doivent trouver la clef pour atteindre cette fin promise, ou sont tout simplement pris dans quelque chose qui les dépasse. Ce qui compte, c’est comment ils vont atteindre cette fin, quelle en est la raison.

Les obstacles et adversaires poussent le protagoniste vers la mauvaise voie, mais c’est également eux qui lui offrent l’opportunité de suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste atteindra son objectif, il parviendra à suivre le bon chemin. Dans les histoires où le protagoniste ne l’atteindra pas, il n’y parvient pas.

Ce genre d’histoires sont structurées autour du fait que certaines choses ne peuvent pas arriver : la mort de tous les héros en plein milieu de l’histoire, par exemple, s’ils sont censés réussir.

Dans les histoires ou l’objectif est atteint, le protagoniste suivra le bon chemin ou il apprendra à le faire.

Dans les histoires où l’objectif n’est pas atteint, le protagoniste est condamné, car il représente la mauvaise voie et il ne saura pas changer.

Le spectateur suit le protagoniste vainqueur pour célébrer ce qu’il incarne, les valeurs qu’il représente.

Quand le protagoniste est condamné, sa mésaventure peut fonctionner comme une punition méritée.

4. Structures alternatives

Certaines histoires échappent à cette classification :

  • Quand l’objectif du protagoniste n’est pas clair ou change au cours de l’histoire.
  • Quand l’identité du protagoniste n’est pas claire ou change au cours de l’histoire.
  • Certains genres, comme la tragédie grecque où certaines formes d’avant-garde échappent également à cette classification.

Dans ce cas, la question dramatique peut s’avérer plus complexe ou ambiguë. Ce n’est pas un modèle qui vise à couvrir tous les cas de figure, seulement les plus courants.

Le conflit de valeurs

Chaque personnage d’une histoire représente une idée, défend une cause. La question dramatique est une mise à l’épreuve de ces valeurs via le conflits auxquels ils vont devoir faire face.

1. Atteindre son objectif : les valeurs antagonistes.

Chaque personnage représente des valeurs, par exemple :

Dans Death Note de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata, Raito cherche à rendre le monde meilleur en le débarrassant des criminels. L quant à lui traque Raito au nom de la justice, l’histoire est un jeu du chat et de la souris sophistiqué. L’idéal d’un monde sans criminalité de Raito se heurte au sens de la justice de L. Beaucoup rapprochent la position de Raito comme pro-peine de mort, et celle de L anti-peine de mort. Dans Death Note, il est assez difficile de dire qui va gagner, voire qui mériterait vraiment de gagner.

Dans le Cycle des Princes d’Ambre de Roger Zelazny, Corwin mène une lutte contre certains de ses frères et soeurs pour découvrir qui veut sa mort. La vérité est toujours plus compliquée qu’il ne semble et entre trahisons et tromperies, les intérêts des différents princes et princesses se croisent, certains cherchant le pouvoir jusqu’à la folie, d’autres défendant un certain sens de l’honneur, et on ne sait jamais comment va aboutir la quête de la vérité du protagoniste, ni même s’il s’en sortira.

Pour que cette question dramatique soit opérante, il faut que les 2 fins, victoire et échec, soient possibles et intéressantes et donc que les camps adverses défendent des valeurs suffisamment complexes et étayées. Le vainqueur du conflit détermine quelle valeur est supérieure.

2. Le prix à payer : aucune valeur n’est fondamentalement bonne ou mauvaise.

Chaque décision importante prise par un personnage impliquant un sacrifice, dévoile une partie de ses valeurs. Le prix à payer n’est-il parfois pas pire qu’abandonner ?

Dans Breaking Bad de Vince Gilligan, Walter White est sans cesse tiraillé entre les dangers de sa vie de fabriquant de méthamphétamine, et la protection de sa famille. Parfois ses actes témoignent d’une forme d’altruisme, d’autres sont bien plus controversés, voire terrifiants et machiavéliques. Le protagoniste va subir des changements importants, entre le brave prof de chimie et le monstre froid et calculateur.

Dans True Blood, série d’Alan Ball (d’après les romans La Communauté du Sud de Charlaine Harris), les protagonistes sont capables de commettre le pire malgré les meilleures intentions du monde. Rien n’est jamais tout blanc ou tout noir, les vampires peuvent avoir bon fond malgré leur absence (relative) d’humanité et les humains peuvent commettre de véritables atrocités au nom de grandes valeurs. Chacun fait du mieux qu’il peut, même si ce mieux peut parfois les conduire à s’enfoncer dans une merde noire. Certains peuvent paraître niais, crétins, horriblement manipulateurs ou ignobles, mais tous évoluent, voire changent en profondeur au fil de la série.

3. Comment atteindre la fin prévue : la bonne ou la mauvaise valeur conduit à la fin qu’elle mérite.

Le protagoniste atteint son objectif parce qu’il défend la bonne valeur.

Ou bien le protagoniste n’atteint pas son objectif parce qu’il défend la mauvaise valeur.

Ces deux cas de figure sont souvent conjoints, lorsque le deuxième personnage est l’antagoniste.

Dans Bilbo le Hobbit de J.R.R. Tolkien, le fait qu’il s’agit (à l’origine) d’un livre pour enfant et le genre même du voyage initiatique induisent que la fin sera un happy-end pour le héros. Le titre original lui-même (The Hobbit, or There and Back Again) indique que le héros rentrera chez lui à la fin du voyage. Bilbo, personnage plutôt bourgeois et casanier, parviendra à accomplir sa quête en apprenant à se servir de son intellect. Il incarne donc à la fois l’idée que l’intellect prime sur la force brute et que de petites personnes insignifiantes peuvent faire des miracles s’ils sortent de leur routine.

Dans One Piece de Eiichirô Oda, l’épopée optimiste et le genre du voyage initiatique induisent que le héros atteindra son but. Le but est d’ailleurs répété inlassablement : “devenir le roi des pirates” et les héros finissent toujours par gagner contre leurs adversaires après de nombreuses péripéties. Le héros Luffy représente une certaine forme de pureté morale, d’optimisme débordant, de fraternité, de justice, et de naïveté. Ses ennemis sont fréquemment dévorés par la cupidité, l’orgueil, la vengeance, la cruauté et le héros et ses amis leur mettent une bonne raclée punitive à la fin de chaque arc narratif.

Les héros gagnent parce qu’ils incarnent les bonnes valeurs. Leurs ennemis perdent parce qu’ils incarnent les mauvaises valeurs.

Quand on tente d’imaginer une fin négative à ce type d’histoire, on se rend compte qu’elle n’aurait pas de sens : et si Bilbo se faisait dévorer par Smaug ? Quelle serait la morale ? Et si Luffy se faisait exécuter par la marine ? Pourquoi nous montrer des héros triomphants porteur de bonnes valeurs pour qu’ils finissent comme ça et faire triompher les enfoirés ou les créatures maléfiques d’en face qui n’ont pas l’once d’une vertu ?

Note : Je n’ai pas d’exemple en tête où le protagoniste perd à la fin dans ce type d’histoires, à part Minus et Cortex, le cartoon de Tom Ruegger, ce qui me permet de confirmer l’existence de ce type de structure. Si vous en trouvez d’autres, merci de les noter dans les commentaires.

En JdR

L’hérédité ludique du jeu de rôle tend à le pousser vers “le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?”. Beaucoup de rôlistes que je rencontre peinent à envisager des alternatives.

Or il en existe de nombreux exemples de jeux qui épousent les différentes questions dramatiques brillamment, en voici quelques uns :

1. Le PJ atteindra-t-il son objectif ?

En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que l’échec comme le succès soit possible et intéressant. Et qu’aucun des deux cas de figure ne soit prévu à l’avance.

Monostatos de Fabien Hildwein propose de jouer des héros en lutte contre un Culte omniprésent. Quand le joueur a dépensé son troisième point de Désir dans le but de progresser vers son objectif de la partie, il le réalise, ce qui équivaut à une victoire. S’il obtient 2 Affaiblissements non soignés, avant d’atteindre son objectif, il se soumet au Culte de Monostatos, ce qui équivaut à une défaite. Il est rare que la soumission se produise, compte tenu des moyens dont disposent les joueurs pour l’éviter. Mais le risque existe tout de même.

En terme de valeurs, les PJ représentent la liberté créatrice, ils sont subversifs, ils sont flamboyants. Le Culte représente le confort, l’apathie et la sécurité, l’aliénation consentie. La soumission d’un PJ au Culte est synonyme d’échec. S’imposer au Culte, le pervertir, le faire reculer, l’écraser est synonyme de victoire.

2. Quel prix devra payer le PJ pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ?

En jeu de rôle, cela signifie que le jeu ou le scénario est conçu pour que le joueur soit incité à faire des sacrifices pour obtenir ce qu’il souhaite et pour que les notions de bien et de mal soient floues.

Dans Apocalypse World de Vincent Baker, le monde est bourré de pénuries, il n’y a pas de gentils et de méchants, chacun s’en sort du mieux qu’il peut, souvent au détriment de quelqu’un d’autre. Quand le joueur lance les dés, s’il n’obtient pas 10+, il doit faire des concessions : “j’obtiens ce que je prends par la force, mais l’autre me tire une balle dans la jambe”. Les joueurs doivent donc souvent choisir entre infliger une injustice ou en subir une à la place. Il n’y a pas d’issue prévue à l’histoire et la fin peut tout à fait être en demi-teinte.

En terme de valeurs, les notions de bien et de mal sont floues et les situations de nécessité et la violence ambiante chamboulent nos repères à ce sujet. Les PJ doivent fréquemment payer le prix ou faire payer le prix de leurs actions. Ils peuvent être de vrais salauds ou avoir quelque chose à défendre : un ami, un membre de la famille, leur honneur, etc. Les joueurs ont toujours le choix, mais c’est souvent entre la peste et le choléra.

3. On sait que le PJ atteindra – ou non – son objectif, comment cela se produira-t-il ?

Certains scénarios avec une fin prévue à l’avance suivent cette question dramatique. Cela fonctionne si les joueurs acceptent de suivre le fil rouge (participationnisme) ou si le MJ les manipule discrètement pour les y amener (illusionnisme).

Dans mon jeu Prosopopée, il n’y a pas de scénario. Au fil de la partie, les joueurs déterminent les problèmes du lieu qu’ils explorent et récoltent des ressources (sous forme de dés) pour pouvoir les résoudre quand ils en auront suffisamment. Peu importe le temps que ça prendra, les joueurs finiront toujours par les résoudre, mais on ne sait pas comment, ni lequel d’entre-eux y parviendra. Quand un joueur échoue, cela signifie que les dés ont décidé que sa manière de faire ou l’origine du problème n’est pas bonne, il faudra en trouver une autre. Les joueurs continuent donc jusqu’à ce que l’un d’eux (ou plusieurs d’entre-eux) y parviennent et établissent donc la manière de résoudre et l’origine adaptées au problème.

En terme de valeurs, les PJ cherchent à rétablir l’équilibre du monde. Ils aident les humains à résoudre leurs problèmes avec la nature et les esprits, nés de leur incompréhension de l’ordre du monde. Ils y arriveront parce qu’ils représentent les valeurs véritables d’altruisme, de désintéressement, d’abnégation, de respect et de compréhension de la nature et du monde des esprits.

Utiliser ces 3 questions

Ces 3 questions dramatiques m’aident beaucoup à concevoir mes jeux : garder à l’esprit qu’il existe différentes structures narratives m’a beaucoup aidé, par exemple lors de l’écriture de Prosopopée, en observant que les épisodes de Mushishi, mon inspiration principale, se terminaient toujours par une résolution du problème (à un épisode près).

De la même manière, si je voulais jouer un voyage initiatique à la manière de Bilbo le hobbit, je ferais en sorte qu’il suive une structure de type 3. On sait que le protagoniste atteindra son objectif, comment cela se produira-t-il ? la fin sera une victoire des héros, on doit le pressentir rapidement. Je bâtirais une mécanique de jeu qui permettrait à l’histoire de toujours rebondir en créant des péripéties sans menacer la fin prévue (comme c’est le cas dans Prosopopée), notamment en empêchant la mort soudaine et non héroïque d’un PJ. Je placerais les valeurs qui me semblent centrales dans cette histoire (voir plus haut) comme élément du système.

Si je voulais jouer une histoire à la façon de Breaking Bad, je choisirais une structure de type 2. Quel prix devra payer le protagoniste pour atteindre son objectif ? et le paiera-t-il ? Mais si j’en ai envie, je pourrais également jouer dans un contexte proche de Breaking Bad avec n’importe quel autre des deux types de structures. Mais dans ce cas, il faudra m’attendre à ce que les histoires ne ressemblent pas tout à fait à celle de la série.

Ce qui compte, c’est que je perçois plusieurs structures à présent, possédant toutes un grand potentiel, et que je peux donc diversifier mes expériences et mes approches de conception de jeu (et d’écriture de scénario).

Pour chaque projet de JdR, je me demande quelle est la question dramatique que je veux explorer et comment structurer le jeu pour le faire au mieux. J’espère que ça vous sera utile autant qu’à moi.

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Avez-vous des questions ou des commentaires ?

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Quelques lectures à l’origine de ma réflexion :

  • John Truby, Anatomie du scénario, Nouveau Monde Éditions (2010)
  • Vincent Jouve, L’effet personnage dans le roman, Presses universitaires de France (1998)

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