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Potentialité : État de ce qui existe en puissance.1

Beaucoup considèrent que dans une partie de JDR, le MJ a le contrôle sur l’histoire tandis que les joueurs ont le contrôle des personnages principaux de cette histoire. Ce qui est aberrant si l’on en croit l’idée aristotélicienne qu’une histoire est conduite par les actes des personnages sur lesquels elle se centre.

Sur The Forge2 ils appellent ça « le truc impossible avant le petit dèj’3 ».

Ce que je crois, c’est que la plus grande force du jeu de rôle par rapport aux autres formes de fictions, c’est que c’est la seule à permettre une réponse à tous les choix envisageable par le joueur. Ceci, parce que les réponses sont formulées par des êtres humains, doués d’imagination.

Seulement, il faut que ce qui se passe soit passionnant, sinon, à quoi bon passer notre temps à suspendre notre incrédulité4 pour des choses qui ne seraient pas dignes de susciter notre intérêt ?

J’ai beaucoup travaillé autour de la synergie narrative sans scénario pré-écrit, qui m’a fait prendre conscience que certaines formes de préparation pouvaient créer une dynamique créative durant les parties alors que d’autres l’entravaient.

Penser le cadre

Nos références en matière d’histoires sont linéaires. Même les jeux vidéo narratifs sont des œuvres finies, offrant généralement peu de créativité au joueur, mais plutôt des choix pré-établis (sauf cas particuliers).

Nous allons donc naturellement construire des histoires en les préparant, pour avoir plus de temps pour réfléchir à ce qui va les composer. Le résultat est généralement plus gratifiant que de se lancer en improvisation totale, devant l’infini des possibilités.

Mais en fait, les possibilités ne sont pas réellement infinies. Selon de nombreux modèles, il n’existe en réalité qu’un nombre défini d’histoires et d’intrigues.

36 pour Georges Polti

20 pour Ronald B. Tobias

7 pour Jessamyn West

3 pour Harris Foster, toutes liées par un principe fondamental : le conflit5

Décortiquer la structure d’une histoire, ses fondements, les thématiques, c’est autant de bonnes manières de construire un cadre. Si je sais le type d’histoires que je veux aborder, je vais déjà pouvoir rejeter tout ce qui n’en fait pas partie. Une vengeance façon film d’arts martiaux hong-kongais ? Une romance truculente et torturée ? Une quête de rédemption ?

Tout est possible en jeu de rôle, mais peu de formes d’histoires sont en réalité explorées. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que peu de créateurs de jeu considèrent la part de l’improvisation6 et surtout, la construction d’outils pour l’aider, en dehors de contenu figé.

Je n’aime pas trop le terme d’improvisation qui suppose des talents particuliers et des années de travail, j’utiliserai plutôt celui de création au pied levé : les choses imaginées, inventées et proposées durant la partie.

Voici les prémices d’une réflexion engagée à partir d’expériences de parties et de créations.

Tout ce qui est préparé et qui contraint ou interdit les choix ou actions du joueur pourtant viables pour la forme d’histoire convenue avec les joueurs est à proscrire. C’est une rupture de l’intérêt fondamental du jeu de rôle : la malléabilité du matériau fictionnel.

L’échelle créative

Je vais définir 4 natures de choses que les scénaristes de JDR prévoient à l’avance.

Pour un MJ, plus les éléments de préparation correspondent aux types supérieurs, plus il bride l’inventivité des joueurs, (car il risque d’avantage d’entrer en conflit avec elle) mais moins il a besoin de faire de création au pied levé.

Plus les éléments de préparation correspondent aux types inférieurs, moins il bride l’inventivité des joueurs, mais plus il a besoin de faire de création au pied levé. Imaginez que ces 4 points s’additionnent et se superposent.

4. Actes des PJ

3. Solutions fixes

2. Géographie et temporalité fixes

1. Contenu dynamique

4. Actes des PJ

Entrent dans cette catégorie les prévisions de prise de contrôle pure et simple des PJ :

« PJ 1 tombe amoureux de PNJ 2 » ; « Les PJ fuient devant le monstre » ; « PJ 3 perd temporairement la raison à la tombée de la nuit, il agresse ses camarades » ; « les maffieux surgissent et un combat s’engage »…

Hormis quelques formes d’évènements inconscients ou magiques, la prise de contrôle temporaire d’un PJ par le MJ ou par un autre joueur est une violation de la propriété du joueur. Cela n’est acceptable que par l’entremise de règles du jeu impartiales, offrant une possibilité de résistance au joueur. Que se passe-t-il si le joueur dit : « Non, c’est mon personnage et il ne fait pas ce que tu dis. » ? Il serait pourtant dans son bon droit. On lui donne un personnage en lui disant « c’est le tien » mais on s’arroge le droit d’en prendre le contrôle ponctuellement ? Cette technique est à proscrire vivement pour éviter de briser tout sentiment de liberté chez le joueur.

Cette pratique me semble plutôt rare, il s’agit souvent plutôt de tentatives de rattraper le scénario de la part du MJ que d’une volonté de nuire, ou bien de reproduire les scènes d’un film en oubliant que le joueur a son mot à dire sur les actions de son personnage, voire un flou dans le contrat de jeu.

3. Solutions fixes

Il s’agira de prévoir à l’avance des comportements conformes de la part des joueurs et d’autres indésirables. Ce qui signifie que tant que les joueurs ne donnent pas au meneur ce qui a été prévu par lui ou par le scénariste (s’ils sont distincts), les joueurs ne peuvent pas progresser dans l’intrigue. Par exemple :

« Les PJ doivent vaincre le monstre pour retrouver le sceptre volé » ; « Les PJ doivent réussir un jet de perception pour éviter le piège » ; « Les PJ doivent dire « Youploplo Guilbiramissou por favor » au clochard pour qu’il leur donne la clef de l’appartement de la victime7 » ; « Il ne faut pas être trop direct avec PNJ7, car il est craintif et il ne révèlera ce qu’il sait que si les PJ sont prévenants »…

Plus fréquents, ces éléments scénaristiques visent à créer des enjeux autour de scènes qui ne présentent pas de potentialités rôlistiques intéressantes, car il s’agit de surmonter des épreuves obligatoires. Des énigmes, des PNJ capricieux, voilà de quoi mettre la partie en berne tandis que les joueurs se creusent la cervelle en espérant que le scénariste n’a pas inventé une énigme trop difficile pour eux.

Ne prévoyez pas à l’avance les solutions aux problèmes. N’inventez pas de problèmes qui bloquent l’histoire tant que les joueurs ne les surmontent pas.

2. Géographie et temporalité fixes

Ce point définit deux cas de figure qui peuvent bien entendu se côtoyer :

Dans le premier cas, le meneur ou le scénariste auront déterminé des lieux de passage obligatoires, dans le deuxième cas, des évènements doivent se succéder dans un ordre prévu à l’avance et impliquant les PJ, mais au degré inférieur à 3. et 4. Il s’agit moins de solutions obligatoires que de chemins qu’il vaut mieux emprunter, sans quoi on rate un bout important du « scénario » :

« Le big boss se trouve dans l’église » ; « L’otage est dans le bunker sur la plage » ; « Le mur du fond de la cabane est couvert de symboles cabalistiques permettant d’ invoquer un famélique de la nuit » ;

« Quand les PJ dorment, leur guide s’enfuit… il revient à la scène 6 avec des soldats ennemis » ; « Scène deux, on leur donne un pendentif… scène 4 le pendentif essaye d’étrangler son porteur »…

Le problème des lieux fixes, c’est que les joueurs peuvent passer à côté, jetant à la poubelle des heures de travail pour le scénariste. Le problème des évènements prévus à l’avance, c ‘est qu’il est toujours possible qu’ils ne puissent pas arriver.

Plus vous structurez une cohérence forte entre ces éléments de votre scénario et plus vous rendez difficile la préservation de cette cohérence en cas d’imprévu.

Un « scénario » est un découpage d’une histoire par scènes. Je vous propose d’abandonner cette logique pour adopter une logique de potentialités (voir chapitre suivant).

1. Contenu dynamique

Il s’agit d’éléments préparés dont l’implication dans l’histoire ne présume pas de choix des joueurs.

« Révélations indépendantes des situations et des actes des PJ. » ; « Personnages ayant des buts à accomplir en opposition avec d’autres » ; « liens entre les personnages ».

Au lieu d’éléments figés que le MJ cherchera à introduire dans l’histoire malgré les choix des joueurs, il s’agit d’éléments qui génèrent une dynamique d’histoire sans pour autant prévoir à l’avance comment l’histoire va se dérouler. C’est une aide à la création au pied levé, plutôt qu’une contrainte.

Cela suffit à générer une histoire. Mais il est important de comprendre comment le contenu dynamique stimule la génération de potentialités. Il faut tisser une situation initiale qui va amener un problème. L’ensemble des personnages et révélations préparés augmenteront les enjeux autour de ce problème.

Les joueurs devront se positionner face à une situation qui soulève un ou plusieurs problèmes. Des vies en danger ? Des liens en danger ? Par ex : une amitié en péril, des valeurs ébranlées, un objet de valeur menacé d’être volé, ou tout simplement dérobé…

Le problème doit être évident et impliquer les personnages par leur rôle (si ce sont des justiciers, la loi ou le bien doivent être bafoués ou menacés de l’être). La question, c’est « comment allez-vous agir ? » ou « pourquoi allez vous agir ? » Tous les éléments que le MJ a en main doivent être souples, interchangeables. Une fois que les PJ se sont positionnés, le MJ utilisera tout ce qu’il a sous la main pour générer des rencontres. Selon les choix des joueurs, des conflits éclateront, des alliances se déclareront, des obstacles se dessineront.

Ne les prévoyez pas à l’avance, contentez-vous d’établir toutes les factions et leurs positionnements face aux problèmes : ceux qui en sont responsables, ceux qui en sont victimes… Laissez les joueurs faire leurs choix sans les prévoir à l’avance. Ce que vous devez prévoir, ce sont par exemple les « bangs » (terme provenant de The Forge) :

« The Technique of introducing events into the game which make a thematically-significant or at least evocative choice necessary for a player.8 »

« La Technique d’introduction d’évènements dans le jeu, produisant une thématique significative ou amenant au moins des choix évocateurs nécessaires pour le joueur. » (Traduction de l’auteur)

Et les lieux dans tout ça ?

Il est préférable de préparer des descriptions globales de lieux, sans en définir les moindres détails. Mais aucun lieu n’est obligatoire dans l’histoire. Il ne s’agit que de matière que le MJ pourra exploiter selon son inspiration. D’où l’idée de ne pas passer trop de temps sur ces descriptions, car leur utilisation n’est que potentielle. D’où, également, l’importance que les lieux ne soient que du décor et que rien d’indispensable n’y soit attaché.

Évitez à tout prix les labyrinthes, car errer sans fin dans des couloirs qui se ressemblent, ça n’a rien de fun dans une histoire.

Et le rythme ?

L’important est d’amener des enjeux. Si vous avez l’impression que la situation est molle, qu’il ne se passe rien, posez-vous les questions suivantes :

  • Quel est le danger ?

  • Quel est l’enjeu ? (ce qu’on risque de gagner ou perdre)

  • Quel est le risque ?

  • Que voulez-vous accomplir ?9

Si vous vous rendez compte que vous ne pouvez pas répondre à ces questions, c’est qu’il est temps d’amener un danger, un enjeu, un risque ou un accomplissement à vos joueurs.

Oui, mais ça limite le type d’histoires que l’on peut jouer ?

Tout ce qui ne relève pas de la préparation du meneur incombe aux joueurs. C’est le système qui le leur offrira, via des règles incitatives, un champ d’expression orienté vers le type d’histoire qui vous intéressent10. Mais c’est un autre sujet.

3Voir traduction de l’article de Joseph Young : http://ptgptb.free.fr/0027/th101-2.htm

5Voir : The « Basic » plots in literature : http://www.ipl.org/div/farq/plotFARQ.html

6Vous trouverez des outils et réflexions au sujet de l’improvisation dans l’article Techniques d’improvisation pour rôlistes : http://ptgptb.free.fr/daedalus/impro.htm

7Ces exemples sont tirés d’expériences vécues et sont à peine caricaturaux.

9Cf. chapitre « Practical Conflict Resolution Advice » : http://www.lumpley.com/hardcore.html

 

Aujourd’hui, je vous propose un lien vers un document s’intitulant « Comment ça marche, le jeu de rôle ? »

http://www.silentdrift.net/articles/nancy_resume003.pdf

Le document en question est écrit par Christoph Boeckle, administrateur du forum silentdrift,  forum de créateurs de JDR et de discussions sur la pratique. Il est également auteur du jeu de rôle d’horreur métaphysique Innommable.

Le document présenté est le résumé d’une conférence donnée à Nancy lors de la convention des Joutes du Téméraire. Il explique et définit un certain nombre de concepts fondamentaux de la théorie rôliste, issus pour beaucoup de la communauté anglophone The Forge.

Le fait de choisir ce document n’est pas un hasard, Christoph Boeckle a répondu pendant 4 ans à mon insatiable curiosité, en me faisant découvrir des JDR incroyables qui ont révolutionné ma conception de cette activité et en m’enseignant les principes et réflexions qui ont rendu ces jeux possibles.

 

Nombre de rôlistes ne jure que par le sacro-saint réalisme.

C’est une idée qui n’apporte que peu de choses au JDR voire qui sème une véritable confusion.

1. Le réalisme est subjectif

On entend beaucoup parler de réalisme en regard d’un système et de la cohérence d’un univers : quand les éléments qui les constituent s’apparentent à la compréhension que l’on a du monde qui nous entoure. Cette compréhension passe aujourd’hui par les sciences principalement.

Or, imaginez des grecs dans l’antiquité jouant au JDR. Leur vision du monde n’avait que peu à voir avec celle d’un citadin occidental de nos jours. Les dieux étaient à l’origine de nombre de phénomènes qu’ils ne soumettaient pas à l’analyse. La superstition dominait en partie les mentalités. De même au moyen-âge, à tel point que la conception même des fictions en a été changée depuis lors : Un intervention divine (Deus ex machina) chez Sophocle ou Molière, c’était tout à fait cohérent et satisfaisant pour un spectateur de l’époque. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’explication de la grâce divine n’est plus satisfaisante, car notre conception de la réalité à changé. Qu’est-ce qui nous dit que notre conception de la physique aujourd’hui sera toujours jugée cohérente dans 50 ans ? De plus, même de nos jours, entre un catholique, un bouddhiste et un scientiste, il y a peu de chances que la représentation et la compréhension du monde soit la même.

Donc réaliste veut-il dire : « conforme à la représentation de la réalité des joueurs compte tenu de leur époque et de leurs croyances ? »

Ou peut-être simplement ce qui est suffisamment crédible pour que l’implication du joueur dans la partie se fasse sans effort ?

Je pense qu’entre le réalisme du système et le réalisme de la fiction, il y a deux problèmes différents, je vais donc les aborder séparément :

2. Le réalisme et la fiction

Dans l’histoire de l’art, en littérature ou en peinture, on a parlé de réalisme à partir du moment où les artistes et auteurs ont décidé de s’opposer à la vieille idée que seuls les nobles et les sujets religieux méritaient d’être représentés. Ils ont commencé à dépeindre la vie des gens du peuple sans complaisance, sans idéalisation. C’était un acte politique. Ainsi, Balzac, Zola, Flaubert et bien d’autres parlaient de la misère qui les entoure, des problèmes politiques, de castes et des passions humaines sans complaisance. Avec une volonté d’objectivation.

La littérature avant eux n’était-elle pas « crédible » ou vraisemblable ?

La richesse, la sobriété et la ressemblance avec une conception agnostique de la réalité, car c’est là il me semble ce qu’on appelle « réalisme » quand on parle d’univers de fiction a-t-elle plus de valeur qu’une conception onirique, surréaliste et métaphysique ? Est-elle plus tangible ? Y « croit »-on davantage ? Ne peut-on pas créer une logique extrêmement forte dans la structuration d’un univers, si celui ci est fantaisiste , qu’il en devient comparable au nôtre ? Même l’absurde fonctionne selon des principes logiques.

La majeure partie du temps, quand on utilise le mot réalisme, ne veut-on pas parler en fait de crédibilité, ou de tangibilité ?

Un ami prenait comme exemple d’univers réaliste Agone. On m’a également cité Pavillon Noir, prétextant que Renaud Maroy y expliquait que le supplice de la planche était une invention Hollywoodienne. Que cela n’existait pas dans la piraterie. Et là, on touche finalement à la dimension documentaire des JDR historiques. Un de mes professeurs disait que les films d’époque renseignaient toujours davantage sur l’époque à laquelle ils avaient été faits que l’époque qu’ils voulaient dépeindre. L’histoire est objectivante, mais des joueurs occidentaux contemporains s’impliqueront plus facilement dans un moyen-âge où ils pourront faire des choix moraux en phase avec leurs valeurs d’êtres humains du XXIe siècle, qu’un moyen-âge historique dans lequel les valeurs à défendre ne seront pas les leurs, voire leur seront difficiles à comprendre.

Donc…

Je pense que c’est la pertinence de la logique de sa conception qui rend une fiction « crédible ». Pas la quantité de détails ni la proximité avec notre vision de la vie. Patient 13 possède un univers extrêmement surréaliste, cela n’empêche pas les joueurs de s’impliquer et d’y « croire ». Prosopopée propose une sorte de liberté narrative onirique extrême aux joueurs et pourtant, le « droit au rêve » (The right to dream, cf. le Provisional Glossary) y est rarement brisé.

Mis à part dans son acception artistique, je propose de remplacer le terme réalisme par crédibilité, ou tangibilité afin de bien distinguer ses deux sens.

3. Le réalisme et le système

C’est dans cette étrange association que le fourvoiement me semble le plus significatif : « système réaliste ». On repère parfois des aberrations dans certaines règles de jeux, par exemple, les fameuses tables de localisation des dégâts.

Joueur : « je me mets en garde et je frappe l’orc  à mains nues »

MJ, lance son dé : « tu le touches au pied droit ».

On peut imaginer que le personnage trébuche et une fois à terre lui donne un coup de poing dans le pied… Ayant pratiqué quelques arts martiaux durant quelques années, je dois dire que je n’ai jamais vu personne frapper le pied de l’autre avec son poing. Il y a peut être des techniques, mais il faut avouer que c’est difficile à légitimer. Au final, cela brise notre « suspension of disbelief » (soit, le fait que l’on suspende, que l’on mette de côté notre incrédulité face à ce qui est narré, pour s’y impliquer, s’immerger dans la fiction).

On dit d’un système qu’il est réaliste, quand il est létal, par opposition aux systèmes de jeu dans lesquels on peut encaisser 5 balles dans le corps et survivre ou prendre une balle dans la tête et continuer de se battre. Bon, il y a une différence de partis pris, certes, mais elle est esthétique : il s’agit d’un canon différent. Les films de James Bond sont-ils moins crédibles que la série Hercule Poirot ? Si on meurt moins facilement, on prendra plus de risques et on tendra à une ambiance plus fantastique. Mais pourquoi en terme d’univers on se refuserait à opposer fantastique et réaliste alors qu’on le fait allègrement pour le système ?

Autre problème, majeur celui-là : comment peut-on estimer que quelque modélisation que ce soit ne simplifie pas les connaissances même les plus objectivantes que l’on a du monde ?

Il est impossible de prendre en compte les données physiques d’une balle qui rebondit en JDR. Les calculs pour parvenir à décrire sa trajectoire, la résistance de l’air, la déformation de son rebond et l’influence que cela peut avoir sur sa direction (etc.) si on voulait les prendre en compte de manière rigoureuse, simuler une partie de tennis deviendrait une horrible usine à gaz dans un JDR. Donc pour que ça reste jouable parce qu’appréhendable par des cerveaux humains, on simplifie et surtout on laisse les cerveaux humains faire ce qu’ils savent bien faire : des approximation, des interprétations.

Dans certains jeux, la localisation des dégâts se fait de la manière suivante : plus les dégâts sont élevés, plus cela signifie que l’on a atteint une partie sensible. c’est ce qu’on appelle la justification a posteriori. Ses avantages sont indéniables : ils évitent toutes les aberrations des règles de simulation en faisant confiance à la créativité des joueurs (MJ inclus), plutôt que de rajouter des conditions du type : si on utilise une arme courte, en fonction de la posture du personnage et de son adversaire, on se réfère à une autre table… (De cette manière, on ne fait que repousser le problème et compliquer terriblement les techniques de jeu pour des actions simples.)

Je recommande la lecture de cet article de Christopher Kubasik : http://ptgptb.free.fr/rpgnet/toolkit1.htm

Il y expose une critique pertinente des règles de simulation (cherchant à modéliser la réalité) face à celles plus narratives, concevant le JDR comme une histoire, une fiction.

Autre exemple avec les caractéristiques. Pour beaucoup, les caractéristiques sont un mélange de potentiels d’action définissant les domaines où le personnage est avantagé et ceux où il l’est moins. Les caractéristiques comprennent souvent également des ressources pour sa résistance et parfois des données supplémentaires (comme l’éducation dans l’Appel de Cthulhu).

Dans beaucoup de JDR, on considère que les caractéristiques sont la part innée de ces potentiels, quand le reste du contenu de la fiche de personnage serait l’acquis (compétences, talents etc.).

Je prends donc l’exemple d’un rôliste fictif qui créerait un jeu de rôle en se posant la question de « comment c’est dans la réalité ».

Il commence par se dire qu’il y a au moins deux champs : le physique et le psychique. Il peut aussi distinguer le social, ou l’intégrer au psychisme… Mais quelqu’un qui est très fort n’est pas forcément rapide. Quelqu’un de très érudit n’a pas forcément une bonne mémoire, ou un bon sens de la logique. Quelqu’un qui a beaucoup de charisme n’a pas forcément un bon sens des relations humaines ou de l’empathie.

Oh, mais tiens, l’érudition, c’est de l’acquis ou de l’inné et l’intelligence, ça recouvre quoi exactement ?

Et puis on peut être fort sans être résistant physiquement. Puis le personnage a aussi une plus ou moins bonne manière d’appréhender son environnement. La perception fait son entrée. Et alors là grand débat : la perception, est-ce le bon fonctionnement des organes sensoriels de l’individu ? Ou est-ce plus que ça ? Après tout, un peintre hollandais voit-il une montagne comme un Sherpa la voit ? Bien sûr que non et ce, même s’ils ont tous les deux 10/10 à chaque œil. Mais quelqu’un qui a l’œil perçant peut être sourd ! Il faut alors distinguer chaque sens ! Et la force, on peut avoir les bras plus développé que les jambes. On peut aussi ne pas être fort ni rapide, mais souple, ce qui aide aux acrobaties, par exemple. Et la dextérité manuelle ? Il n’y a besoin ni d’être rapide ni fort ni souple pour faire tourner un stylo au dessus de son pouce ou faire passer une pièce de monnaie entre ses phalanges… On a déjà force, rapidité, souplesse, dextérité manuelle, vue, goût, ouïe, odorat, toucher, connaissances, logique, mémoire, auxquels on peut ajouter charisme, empathie, constitution, taille, volonté, astuce etc.

Pensons également que le physique idéal pour un rugbyman (et ça dépend quel poste) ne permet pas de faire avec autant d’efficacité les mouvements d’un basketteur. Et bien souvent, pas dans le sens du développement psychologique du personnage, on a un ensemble de données qui ne nous renseignent que sur les capacités techniques du personnage. Et que fait-on des excellents musiciens qui sont presque sourds ? Des fabuleux photographes qui n’ont aucun sens de l’observation pour repérer un danger ? Ou encore d’un sniper qui ne remarque pas quand sa femme est allée chez le coiffeur ?

Donc on va compenser l’impossibilité pour ce système de caractéristiques de nous offrir une modélisation satisfaisante en terme de simulation, par des compétences, par exemple.

Et pareil, en partant dans une logique exhaustive, on se heurte à des problèmes ludiques : on met un temps fou à assimiler les spécificités de chaque caractéristique tant il y en a et selon les situations abordées pendant les parties jouées, un pourcentage énorme de compétences ou de caractéristiques ne sera jamais utilisé. Du coup, le joueur qui en a l’habitude finit par discriminer ce qui ne sert à rien quand il sait le genre de scénarios qui seront joués.

Les créateurs de jeu s’étant bien rendus compte que leurs besoins de réalisme ne seront jamais assouvi ils se contentent de simplifier. 6 caractéristiques suffisent, après tout, on peut dire qu’il s’agit forcément d’une représentation réductrice des potentiels du personnage, mais en réalité, cette démarche reste vouée à un double écueil : elle ne satisfait pas la logique dans laquelle elle est crée et elle n’est pas satisfaisante en terme de game play, car elle rend certains choix toujours plus pertinents que d’autres. Réfléchissez-y : faites-vous autant de jets d’agilité que de perception ? Le bonus de force compense-t-il la faible utilisation de cette caractéristique ? Ne vaut-il pas mieux mettre tous ses points en éducation vu que ça détermine le nombre de points de compétences qui sont utilisées la majeure partie du temps ?

C’est une règle en game design de jeu vidéo comme dans tous les autres jeux : un joueur qui repère une technique plus avantageuse que les autres finira par ne plus utiliser que celle-ci. L’introduction du « puits » dans le chifoumi déséquilibre complètement le jeu. Quand un choix est meilleur que les autres au niveau ludique, c’est le principe même de choix qui est invalidé. Dans le JDR, on s’en est longtemps contenté faute de mieux.

Certaines logiques de modélisation des caractéristiques s’avèrent au final plus satisfaisantes en termes d’expérience de jeu, car elles cherchent simplement à établir les champs d’action qui seront utiles dans les situations que proposent le jeu. Je pense notamment à Dogs in the vineyard qui propose comme caractéristiques : cœur, corps, acuité et volonté. Les caractéristiques couplées seront utilisées comme suit :

  • cœur + acuité = actions conflictuelles non physiques

  • corps + cœur = actions conflictuelles physiques non violentes

  • corps+volonté = combat à mains nues ou avec des armes blanches ou contondantes

  • acuité+volonté = tir à l’arme à feu

Bien sûr, ça ressemble beaucoup dans les dénominations à certaines caractéristiques listées plus haut, mais en réalité, c’est dans la façon qu’elles sont utilisées qu’elles tranchent avec la logique réaliste. Les champs d’action sont balisés selon les situations que le jeu jugent importantes en regard de la globalité de son game design, du coup, les caractéristiques qui sont plus développées par le joueur seront celles qu’il utilisera le plus. Il ne s’agit plus de contraindre des champs d’action (le voleur sait désamorcer les pièges, mais n’est pas bon au combat, donc il s’emmerde pendant ceux-ci, le courtisan aussi, mais c’est le guerrier et le voleur qui se font chier pendant les intrigues de court, sauf les séquences baston pour l’un et inflitration pour l’autre…) mais bel et bien d’offrir au joueur de choisir la façon dont il va régler les situations problématiques. Tentera-t-il de tout régler en discutant ou d’user de la force ?

Ainsi, comme on ne recherche plus à couvrir de manière exhaustive l’ensemble des potentialités, on peut se recentrer sur ce qui est important pour une partie de ce jeu. La logique fictionnelle accepte la non-exhaustivité et en fait même le cœur de son fonctionnement : une caméra ne nous montre que ce que le réalisateur veut nous montrer. Le hors champ devient suggestif et indispensable.

Bien sûr, Dogs in the Vineyard accepte qu’il ne soit pas intéressant de jouer avec son système de règles une expédition archéologique pulp en égypte. D’autres jeux le feront bien mieux et c’est très bien comme ça.

D’autres exemples :

Sens hexalogie possède une modélisation atypique : les caractéristiques sont 6, opposées deux à deux : vie/mort, création/néant, ordre/chaos.

La vie définit aussi bien la capacité du personnage à survivre, que de protéger la vie. Le chaos est utile quand le personnage cherche à être imprévisible, en mouvement etc.

La modélisation ne cherche plus à simuler la réalité empirique, mais utilise des concepts, dont la logique interne est nettement plus satisfaisante en jeu.

Enfin, pour créer un jeu de rôle Harry potter, j’ai décidé de concevoir le système de règles dédié dans une logique d’adaptation de roman. Je me suis posé la question : « qu’est-ce qui est primordial dans ces livres, qu’est-ce qui est central pour les personnages principaux ? » Et j’en ai tiré une série de valeurs :

Liens affectifs, réussite scolaire, popularité et la dichotomie bien/mal.

Et j’en ai fait 5 caractéristiques. Quand les joueurs sont en conflit, c’est à eux de choisir  la caractéristique qu’ils utilisent en justifiant leur choix par les actes pensées et paroles de leurs personnages. Alors on peut dire : oui, mais comment savoir si ton personnage est bon aux échecs ou au football ? Et bien on n’en fera une épreuve que s’il y a un enjeu pour l’histoire. C’est cela la logique fictionnelle. Autrement, le joueur peut très bien décider que son personnage gagne une partie. Si ce n’est pas important pour l’histoire, si ça ne confère pas de récompense dans le jeu, on ne s’en soucie pas plus que ça. Ça n’est qu’un détail esthétique, voire cosmétique. Si en revanche, sa scolarité, ses amis, sa notoriété ou la domination du bien ou du mal sont en jeu, là un conflit sera intéressant à jouer et les caractéristiques entreront en jeu naturellement.

Nombre d’autres jeux apportent une utilisation intéressante des caractéristiques (je pense notamment à Sorcerer et Elfs de Ron Edwards).

Non, les points de vie ne sont pas réalistes. Non, ne pas prendre en compte la psychologie dans un combat ou dans une épreuve physique n’est pas réaliste : les sportifs savent à quel point le « mental » (comme ils disent) peut faire varier considérablement leurs performances.

Ces habitudes sont un héritage des wargames dont le JDR s’est inspiré à ses débuts. Mais ce genre de modélisations technicistes font mauvais ménage avec la fiction rôliste,. Mais plus encore, bien souvent, dans les jeux conçus de cette manière, quand le système chiffré  entre en jeu, la fiction s’arrête, ce qui n’est pas le cas dans un jeu comme Dogs in the Vineyard ou Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North. Les deux sont imbriqués et interdépendants, car agir pour une conviction et être avantagé par son histoire, ça confère aux parties une saveur toute particulière., bien plus riche que de comparer des pourcentages de maîtrise en fabrication de parchemins ou en réparation de charrettes. C’est aussi ça la logique fictionnelle.

Un système est une modélisation, une vision de la réalité. Si le JDR est appréhendé comme une fiction, il acceptera de ne plus être exhaustif, car par définition la fiction est incomplète, elle choisit et se focalise sur ce qu’elle veut aborder. Le JDR se recentrera sur ce qui importe, ce qu’il veut mettre en relief. Dans Psychodrame, je peux frapper mon interlocuteur d’un coup de poing. Mais les effets mécaniques ne s’intéresseront qu’aux conséquences psychologiques de l’acte : cela va-t-il le mettre en colère, faire baisser l’autre dans son estime ? Le conforter dans l’idée qu’il ne vaut rien ? Accroître son sentiment de faiblesse ? Et cela fonctionne d’autant mieux que ces conséquences sont soumises à interprétation par les joueurs et les incite à faire des liens de causalité entre les évènements de la fiction, les actes des personnages et leurs intentions, leur caractère. Mettre le jugement des choix des autres au cœur du système, c’est aussi considérer qu’on joue avec du matériau fictionnel.

D’autres jeux comme Nobilis ou Sens fonctionnent sur des modélisations différentes de la physique et sans doute plus propices à la conception de systèmes de jeu de rôle. Car les métaphysiques dont ces jeux s’inspirent offrent une conception moins techniciste ou physicaliste : le premier s’inspire de mythologies nordiques et médiévales, le second des théories du philosophe Ludwig Wittgenstein, rapprochant la structure du monde avec le langage.

Conclusion

En terme de système, le réalisme n’existe pas, car la nécessité de simplification pour rendre le jeu sinon fluide, au moins jouable, l’exclut d’emblée. Il reste deux choix : s’entêter à modéliser vos règles en référence à la « réalité » ou accepter le fait que le JDR n’est qu’une fiction où les possibilités deviennent infinies parce que soumises à des logiques qui ne sont pas inféodées à des jeux de causes et de conséquences prédéterminés, mais à l’interprétation des faits par les participants.

 

Suite à une discussion (qui date un peu) portant ce titre sur le forum rôliste Antonio Bay, j’ai eu envie d’archiver un de mes développements ici, car il aborde certaines choses qui me tiennent à cœur.

Il s’agit d’une succession de messages publiés sur le forum, je les ai un peu modifiés, clarifiés et enrichis…

Voici le développement en question :

On ne peut pas empêcher les MJ et joueurs de modifier le contenu des jeux.

Mais il y a deux aspects :

  • s’approprier les zones de flou (volontaire ?) des jeux
  • modifier le contenu du livre

Pour ma part, j’ai besoin qu’un jeu me semble avoir un fil rouge, quelque chose qui me donne l’impression que rien n’est là par hasard ou pour « contenter le joueur qui a l’habitude du d20 system (système découlant de Donjons et dragons et utilisé de manière générique dans de nombreux jeux du commerce ou non) ».
Quand un jeu me paraît pertinent jusqu’au bout des ongles, alors je vais avoir envie de le jouer tel quel.
Si une partie du texte m’intéresse, mais pas l’autre, je vais changer ce qui ne me plaît pas et cela sera d’autant plus vrai que le jeu me donnera l’impression d’être un « jeu fourre-tout » (où quantité de règles sont optionnelles et ne visent qu’à satisfaire les habitudes des gens).

Après, chaque table de jeu aura forcément une manière différente de jouer à un même jeu. Mais s’ils en transforment les principes énoncés dans le bouquin jouent-ils toujours au jeu qu’ils ont lu et acheté ?
Si je transforme tout le système d’xp et d’évolution des personnages de D&D, est-ce que je joue toujours à D&D ?

Un exemple : à mes débuts en tant que MJ au jeu In Nomine Satanis/Magna Veritas, j’ai tenté d’écrire un scénar sérieux et de le maîtriser (j’étais jeune, oui). Mes joueurs avaient lu le jeu, résultat, le scénar sérieux a tourné au grand portnawak, parce que les joueurs avaient adopté le ton du bouquin (très cynique et d’un humour particulier).

***

Pour éclairer un peu mon cheminement :

Mon expérience du JDR tend à me donner l’impression qu’il y a deux directions selon lesquelles on s’approprie un texte de jeu.
– Celle qui construit dans les champs que le texte du jeu laisse libres ou volontairement flous.
– Celle qui construit en dépit du jeu.

La première permet de se dire : oui, il y a des choses qu’on peut volontairement laisser à la discrétion de chaque table de jeu, mais dans ce cas, quelle est la part incitative du texte ? (C’est le fameux tandem créatif : liberté/contrainte)

La deuxième est intéressante car elle pose la question : quelle part de liberté les rôlistes peuvent-ils prendre à partir d’un jeu, et surtout à partir de quel point on continue de parler du même jeu ?

D’un autre côté, quels jeux incitent à la transformation et quels jeux incitent à suivre la ligne fixée ?

Toutes ces questions me semblent intéressantes si l’on veut évaluer l’impact d’un texte de jeu sur sa pratique.

***

Lorsque je crée un jeu, plutôt que de soumettre le système à l’univers, je pense plus à un concept général.
Après tout, on peut jouer dans Glorantha avec Herowars ou avec Runequest, le point de vue, tel qu’il est exprimé par l’auteur est à mon avis un bon moyen de donner à un jeu une unité.

Certains jeux sont sans doute faits pour être chamboulés par les rôlistes, d’autres sont la proposition d’un auteur ou d’une équipe et invitent les joueurs à suivre leur proposition.

Dans le premier cas, je pense que la seule influence du texte de jeu sur la pratique, c’est un peu un : « faites votre propre jeu avec les outils qu’on vous propose ».

Quand dans le cas d’un jeu qui propose une expérience plus précise, (mais qui exige un grand travail de cohérence entre les intentions exposées, les outils et le contenu fictionnel proposés) alors les rôlistes tendront à suivre davantage l’inclination que l’auteur cherche à donner au jeu.

Pour moi, l’analogie qui me plaît, c’est la partition de musique :
Il existe des partitions dans lesquelles chaque note à jouer est inscrite, pour chaque instrument, le compositeur fournit un document avec des propositions.

Mais les partitions de jazz, bien souvent ne proposent que des morceaux volontairement incomplets que les musiciens devront combler à leur façon. Ainsi, le bassiste, le batteur, les instruments harmoniques improvisent leurs parties, avec pour repères un tempo et une grille d’accords modulables à volonté. Les musiciens s’accordent à jouer selon un certain canon, ils prévoient des moments d’improvisation en solo, la mélodie est souvent retravaillée, réinterprétée…

Maintenant, rien n’empêche de reprendre un standard de jazz ou de musique classique et de mettre un beat Jungle, avec de la guitare électrique et de transformer la mélodie au point de la rendre méconnaissable.

Dans un morceau de musique classique, les musiciens ont leur sensibilité comme espace d’expression principal. Le chef d’orchestre donne une cohérence à l’ensemble (on peut évidemment le comparer au MJ).
Dans le jazz, le canon donne des contraintes stylistiques, mais chacun peut jouer les notes et les rythmes qu’il désire, tant qu’on reste dans le style « jazz » choisi (avec une certaine latitude).

Éric Satie note en début de ses Gymnopédies des sensations, comme « lent et douloureux » pour donner des indications au pianiste sur l’état d’esprit dans lequel il doit jouer ce morceau.

John Cage ou Xenakis (1) (2) font des partitions qui n’ont quasiment plus de lien avec la notation classique et demandent aux musiciens d’interpréter les visuels qui leur servent de partition…

Je crois que réfléchir à la façon dont le texte de jeu influe sur la pratique du JDR, c’est se demander quels espaces de créativité (ou de liberté voire quels champs de potentialité) on donne, comment faire que le morceau une fois joué soit forcément intéressant (ou réussit, ou plaisant, ou intense, ce que vous voulez) si l’on respecte vos choix.

En gardant bien à l’esprit que votre « ouvrage » pourra être massacré et votre jeu d’une profondeur rare pourra devenir de la baston continuelle et décérébrée à certaines tables. Cela fait partie de la potentialité rôlistique.

 

La bédé est-elle un art ?

Le jeu vidéo est-il un art ?

Le jeu de rôle est-il un art ?

Pour y répondre, voici une classification des arts libéraux (VIe siècle : Cassiodore et Boèce) :

  • La grammaire
  • La rhétorique
  • La dialectique
  • L’arithmétique
  • La géométrie
  • L’astronomie
  • La musique

Une nouvelle classification, celle des muses de l’antiquité :

  • Calliope : La poésie épique
  • Clio : L’histoire
  • Érato : La poésie lyrique
  • Euterpe : La musique
  • Melpomène : La tragédie
  • Polymnie : L’art d’écrire et la pantomime
  • Terpsichore : La danse
  • Thalie : La comédie
  • Uranie : L’astronomie

Hegel, dans son Esthétique, classe les arts selon une double échelle de matérialité décroissante et d’expressivité croissante. Il distingue ainsi six arts, dans cet ordre :

  1. architecture
  2. sculpture
  3. peinture
  4. musique
  5. danse
  6. poésie

Le septième art est une expression proposée en 1919 par Ricciotto Canudo pour désigner l’art cinématographique.

Et là, je vous demande : loin de vouloir critiquer Hegel, la danse est-elle vraiment plus expressive et moins matérielle que la musique ?

De plus, appeler la BD « le 9e art », parce qu’elle est apparue après un obscur huitième art (pour certains, la radio ou la télévision… laissez-moi rire !) ne rompt-il pas la logique de Hegel ?

Du coup, on passe d’un modèle qui se focalise sur la matérialité et l’expressivité des  « arts » du premier au sixième, à un modèle chronologique, à partir du 7e art…

C’est d’une logique !

Pas grand chose à ajouter, si ce n’est que par pitié, arrêtez d’associer « art » à une valeur qualitative. « Le mauvais art est de l’art quand même » disait un célèbre joueur d’échecs, féru de plomberie, de bicyclettes et de jeux de mots…

 

Olivier Caïra énonce dans son essai : les Forges de la fiction un principe fondamental dans l’activité rôliste, c’est son incomplétude.

C’est indissociable d’une activité participative et créative.

Comment pourrait-il en être autrement ? Que tout soit écrit à l’avance est tout bonnement impensable si on veut conserver un tant soit peu de potentialité dans notre pratique (ce qui est tout aussi fondamental).

Cette incomplétude se manifeste principalement dans l’exploration de l’univers ou plus précisément de la fiction :

Bien malin celui qui pourra prévoir que les joueurs vont demander en quel matériau est l’urne sur la cheminée des voisins de l’antagoniste de l’histoire.

L’exhaustivité n’étant pas rôlistique, partons du principe que l’improvisation est donc indispensable à notre activité si l’on ne veut pas déclencher des conflits entre autorité des joueurs sur les actes des protagonistes et autorité du MJ sur l’histoire (cf. le truc impossible avant le p’tit dèj.).

Ce qui m’amène à me demander : si le JDR est incomplet, qu’est-ce qui dans un texte de jeu vaut la peine d’être écrit ?

Est-ce que savoir que les portes de tel univers sont en bois a un quelconque intérêt pour le lecteur (puisque c’est le cas de la majorité des portes). Ne peut-on pas laisser le MJ improviser ces détails au besoin ?

Ce qui mérite d’être proposé, ce sont des semences fertiles, des idées qui induiront par elles-mêmes des germinations, qui engendreront des embranchements de possibilités que le MJ et les joueurs pourront combler en improvisant, en s’appropriant les pistes lancées par ces idées et en jouant avec, en les réifiant. (Un excellent exemple de ce qu’est la réification sur cet article du regretté Erick Wujcik).

Ce qui mérite d’être développé, c’est ce qui aura demandé suffisamment de réflexion pour être créé, de sorte qu’il serait difficile de l’improviser pendant une partie.

Savoir quelles sont les moeurs et les règles sociales dans une région du monde, ça, ça peut valoir le coup, si le jeu permet de s’y intéresser.

Mais détailler rue par rue une ville qui ressemble à toutes les villes du genre, c’est peu fertile pour nos parties. Toute information qui ne marque pas une différence avec le monde et l’époque dans lesquels nous vivons, ou avec les mondes et fictions qui font référence dans le genre (le Seigneur des anneaux pour du médiéval fantastique, Starwars pour du space opera etc.) n’a pas d’intérêt à être proposée dans un texte de JDR (hormis pour initier à ces genres ou pour permettre une célébration de l’oeuvre référente en question).

Certains jeux comme Dirty Secrets proposent carrément de jouer dans une ville que les joueurs connaissent bien. De cette façon, le texte de jeu se passe de tout le background que l’on trouve dans la plupart des jeux au point qu’on finit par croire que c’est indispensable.

Enfin, la créativité autour de la table sera galvanisée si elle est collaborative. En rebondissant sur les propositions des autres, on parvient à créer des choses qu’un MJ aurait bien du mal à préparer seul. Il existe de nombreuses techniques qui permettent de cadrer la créativité des joueurs et de créer une synergie autour de la table.

Si vous avez des doutes à ce sujet, je vous propose d’essayer Prosopopée, Polaris Chvalric tragedy at the Utmost north, Zombie Cinema

Donc, pour résumer : Créer un univers doit se faire en terme d’orientations, d’élans qui aideront le groupe à combler les manques et non en terme d’exhaustivité, ce qui est naturellement impossible. Concentrez-vous sur les grandes lignes, les fondements, les idées qui aideront à combler la fiction quand nécessaire et surtout, ce qui peut vraiment être exploré par les personnages.

 

PRÉAMBULE

Après de nombreuses lectures, discussions et applications autour du modèle GNS, j’ai décidé d’écrire un article pour mettre à plat cette théorie obscure pour les rôlistes francophones.

Le modèle GNS1 n’est pas une tentative de définition exhaustive du jeu de rôle, il ne décrit qu’une partie de cette activité, mais qui peut avoir une grande influence sur nos parties.

Le « Big Model2 » lui, définit d’une manière bien plus large les tenants et aboutissants de cette activité en se focalisant sur les éléments analysables : les techniques utilisées et ce qui est dit par les joueurs pendant la séance de jeu. J’emprunterai certains concepts de ce modèle, mais je me centrerai pour le moment sur ce que l’on nomme les « démarches créatives » et les trois « modes GNS ».

Après de longues années de pratique du JDR, Ron Edwards, co-créateur du site web The Forge3, créateur des jeux de rôle Sorcerer, Trollbabe, Elfs, It was a mutual decision et Spione et auteur d’articles théoriques met à jour, en se basant sur le threefold model4, pour la première fois en 1998 les modes GNS5 et les réforme en 2001, pour les faire évoluer de préférences personnelles des joueurs vers des types d’objectifs et de décisions6. Ces articles, ainsi que le Provisional Glossary en 20047 ont servi de base à de nombreuses discussions sur The Forge, ayant permis de développer de façon considérable les réflexions et leurs applications autour du médium JDR.

Je vous propose donc ici ma compréhension et mes réflexions à propos de la partie nommée « GNS » de cette théorie.

DÉFINITIONS

Pour comprendre ce qu’est une démarche créative, il faut percevoir plusieurs choses :

  • on parle de création

  • au sein d’une activité de groupe

Nous nous sommes tous rendus compte que pendant les parties de JDR, il arrivait que les joueurs ne s’accordent pas autour de leur activité.

Les auteurs de The Forge auxquels on doit ces réflexions estiment que cela est fréquemment causé par l’absence d’un consensus (souvent totalement inconscient) de la part des participants, concernant ce qu’ils attendent de leur pratique du JDR et la façon dont ils la mettent en œuvre.

Le JDR est une activité créative : l’histoire se construit au fur et à mesure que les participants (joueurs et MJ) font des choix. Il se trouve que certains de ces choix peuvent être amenés à contredire voire à trahir « l’esprit » des choix effectués par d’autres joueurs ou à d’autres moments de la partie.

La démarche créative est la façon dont on donnera une orientation commune à ces choix, de façon à éviter ces contradictions et trahisons.

La plupart des démarches créatives peuvent être classées dans l’un des trois modes de jeu :

  • Le Ludisme (Gamism en anglais)

  • Le Narrativisme

  • Le Simulationnisme

Avant d’en donner les définitions, je voudrais préciser certains points :

Imaginez qu’en réalité, au lieu d’une activité « JDR » il y en ait trois, incompatibles fondées chacune sur un de ces trois modes, bien qu’en substance très semblables : on crée une histoire collaborative en effectuant des choix selon les situations produites au sein de la fiction8.

Chacune de ces activités procède d’une démarche créative, soit, l’ensemble des choix créatifs mis en œuvre pendant la partie par les participants de manière harmonieuse : On parle de cycles de création et d’approbation des joueurs9.

Qu’est-ce à dire ?

Une démarche créative n’existe que par une synergie de l’ensemble des participants : il ne peut y avoir un participant pratiquant une démarche pendant que les autres en pratiquent une autre : on parle de dysfonctionnement si c’est le cas, mais pas de démarches créatives.

On observe qu’une démarche créative est à l’œuvre quand les joueurs approuvent les propositions des autres, c’est cela, l’approbation.

Nul n’a prouvé que les mélanges étaient efficaces pour régler les problèmes identifiés, ils en seraient plutôt la cause.

***

LES ESPACES DE CRÉATIVITÉ :

Les phases de création sont donc les choix produits par les joueurs (MJ compris) pendant le jeu. Appelons un ensemble de choix possibles à un instant T « espaces de créativité ».

En voici quelques exemples :

  • narrer l’intention d’action de son personnage

  • interpréter les paroles de son personnage

  • narrer les résultats d’une action

  • élaborer une tactique

  • réifier10 (développer de manière collaborative la description de la fiction par un effet de zoom ou de dé-zoom)

  • élaborer un pouvoir magique qui n’existait pas

  • faire un sacrifice et en établir les conséquences

  • bâtir un sanctuaire

  • créer un monde

etc.

La liste n’est pas exhaustive, le nombre d’espaces de créativité possibles est probablement proche de l’infini surtout compte-tenu de leurs déclinaisons et donc des différentes manières de les aborder.

Lorsque certains participants créent, les autres « approuvent » s’ils apprécient, ou désapprouvent si ce n’est pas le cas (pour rester schématique).

On reconnaît une démarche créative à une répétition de cycles de création/approbation. L’approbation se manifeste parfois silencieusement : la lueur de satisfaction dans le regard, d’autres fois, ce sera par une exclamation, des félicitations, une réaction à ce qui a été créé etc.

La démarche créative prend donc racine dans l’aspect social de la pratique du JDR : nous sommes des personnes qui pratiquons ensemble une activité.

***

LES CHEVALIERS DE LA TABLE RONDE11

La question est : comment allons-nous créer ensemble ?

Imaginez qu’entre amis, vous décidiez de jouer à un JDR des chevaliers de la table ronde.

  • Certains auront envie de devenir le meilleur chevalier, celui qui gagnera le plus d’honneur et ils voudront que leurs efforts en tant que joueurs soient reconnus par les autres participants.

  • D’autres auront envie de s’interroger sur le sens des actes d’un chevalier et voudront que la portée morale ou immorale, par exemple, des actes de leurs personnages puissent faire réagir les autres.

  • Les derniers auront envie d’endosser le costume de chevalier pour en vivre une expérience fictive et ils ne voudront surtout pas que les autres participants gâchent leur rêve éveillé par des considérations extérieures à la fiction, comme le jugement du spectateur ou la fierté d’avoir relevé un défi par ses propres qualités.

Ce que dit le GNS, c’est : si deux ou trois de ces façons de jouer se mélangent en même temps à une même table, les risques de dysfonctionnements augmentent !

Mélanger de telles attentes rend l’émergence d’une démarche créative difficile pendant la partie. Il va falloir trouver un moyen d’orienter les choix des joueurs de façon à ce que leurs créations soient en phase avec les attentes du groupe, de façon à créer ensemble efficacement, ce qui se manifestera autour de la table de différentes manières : l’approbation.

Le mécanisme produit par une démarche créative au niveau social est la plupart du temps inconscient, et l’on constate que tout ce qui constitue le jeu peut avoir une influence sur l’émergence et la consolidation d’une démarche créative.

  • Si tous les participants cherchent à être le chevalier qui gagne le plus d’honneur et que cela est prédominant sur le reste et que cela plait aux joueurs, il y a de fortes chances pour que vous ayez généré une démarche créative selon le mode ludiste.

  • Si tous les participants cherchent à s’interroger sur le sens des actes de leurs personnages, que cela est prédominant sur le reste et que cela plait, il y a de fortes chances pour que vous ayez généré une démarche créative selon le mode narrativiste.

  • Si tous les participants cherchent à vivre l’expérience fictive de la vie d’un chevalier, que cela est prédominant sur le reste et que cela plait, il y a de fortes chances pour que vous ayez généré une démarche créative selon le mode simulationniste.

Chaque mode G, N ou S englobe un nombre inquantifiable de démarches créatives. « devenir le chevalier acquérant le plus d’honneur » est une démarche créative du mode ludiste, « devenir le chevalier qui tuera le plus de créatures démoniaques » est une autre démarche créative du même mode. Encore une fois, ce ne seront des démarches créatives que si tout le monde poursuit une démarche dans le même mode. Vous suivez ?

***

AINSI DONC…

  • Le ludisme est un mode dans lequel les joueurs (et non les personnages) créent des occasions d’être reconnus par les autres en mettant en œuvre leurs qualités personnelles (logique, imagination, perspicacité…) pour relever des défis.

  • Le narrativisme est un mode dans lequel les joueurs effectuent des choix pour les personnages qui produiront un jugement de valeur de la part des participants, de la même façon que lorsque vous lisez ou regardez une œuvre de dramaturgie.

  • Le simulationnisme est un mode dans lequel, les joueurs « explorent » en se focalisant sur l’esthétique et la crédibilité de leurs choix créatifs, qui sont les motifs principaux d’appréciation.

Explorer, c’est « faire du JDR », autrement dit : créer des éléments de fiction et éprouver la résistance du monde. C’est donc par un jugement, centré sur le respect du canon esthétique des choix effectués par les joueurs et sur leur crédibilité, que se base l’approbation d’une partie simulationniste.

Aucun de ces modes n’est réductible à un genre ou à une technique de jeu.

On confond souvent ludisme et compétition, narrativisme et drame ou simulationnisme et jeu techniciste. Or, on peut jouer n’importe quel genre ou utiliser n’importe quelle technique dans chaque mode. Le résultat devrait être différent à chaque fois, mais potentiellement aussi satisfaisant pour peu que les participants acceptent la démarche proposée.

Attention, l’emploi de ces trois termes : ludisme, narrativisme et simulationnisme est très précis dans ce modèle, vous ne pouvez pas les employer pour désigner autre chose sans risquer de provoquer la confusion.

Les compétences ne sont pas simulationnistes, comme les dés ne sont pas ludistes ni les traits narrativistes, car ce ne sont que des techniques, qui, isolément n’ont rien à voir avec les démarches créatives et les modes dont elles font partie.

De la même façon, un joueur n’est pas simulationniste, ludiste ou narrativiste, et l’on ne peut catégoriser de la sorte les textes de jeu.

Si vous obtenez des parties dans lesquelles les cycles de création/approbation sont de type G, ou N, ou S uniquement, alors vous éviterez beaucoup de confusions dans vos parties.

En effet, imaginez que vous jouez un chevalier cherchant à gagner le plus d’honneur, que pour cela, vous devez accomplir de hauts faits, et que vous cherchez la reconnaissance de vos efforts en tant que joueur. À votre table, un autre joueur lui, décide qu’il n’est pas digne d’affronter le dragon vers l’antre duquel vous vous dirigez, parce qu’il a trahis la confiance du roi en couchant avec la reine. Ce faisant, il décide d’abandonner la quête pour devenir un chevalier errant et qu’il attend que vous portiez un jugement (ne serait ce que par votre regard) pour le sens que produit une telle décision.

L’acte du deuxième joueur fait sens pour lui, mais rend la quête de prouesses du premier difficile à justifier. Dans l’absolu, c’est possible de les faire coexister, mais si les joueurs n’approuvent pas les choix des autres, la frustration risque de poindre. Car la démarche d’un joueur de tirer de la reconnaissance en relevant des défis fait mauvais ménage avec le jugement porté sur les actes des personnages et de la même manière, les démarches créatives de chaque mode ont des interactions dangereuses pour la stabilité de votre partie.

***

PARENTHÈSE

On observe des choses similaires dans d’autres activités :

Vous connaissez le jeu télévisé « Les aventuriers de Koh-Lanta » ?

Plusieurs personnes sont livrées à elles-mêmes sur une île déserte sur laquelle elles doivent participer à la survie du groupe et être le meilleur aux épreuves plus ou moins sportives organisées.

Certes, ce n’est pas du JDR, mais justement, ce qu’on y remarque, c’est que de grandes tensions y éclatent entre les participants d’un même groupe, car les démarches (non-créatives) divergent souvent.

  • On trouve par exemple des candidats qui cherchent à gagner coûte que coûte, quitte à employer des moyens retors.

  • On trouve ceux qui veulent gagner, mais en respectant l’image que doit donner, selon eux un véritable aventurier, puisqu’il y a une part fictive dans cette mise en situation réelle.

  • On trouve ceux qui sont là surtout pour vivre une expérience sociale dans une situation extrême.

  • On trouve ceux qui veulent se prouver qu’ils ont de la valeur…

Il y a sans doute un grand nombre d’autres démarches. Mais ce que l’on remarque, c’est qu’il y a sans arrêt des tensions énormes entre ces différents types de candidats. Ceux qui visent à briller par leur mérite ne comprennent pas pourquoi d’autres cherchent à créer des coalitions par copinage, ceux qui cherchent une expérience sociale ne comprennent pas pourquoi on leur reproche leur manque d’efficacité dans les épreuves etc.

Si les organisateurs voulaient créer une entente maximale parmi les candidats, sans doute devraient-ils faire en sorte que le jeu soit structuré pour proposer aux candidats des démarches communes, plutôt que des enjeux sans cesse contradictoires. Oui, mais les disputes, ça fait monter l’audimat ! Et c’est la différence fondamentale entre Koh-Lanta et nos parties de JDR : pour eux, il faut que ça parte en eau de boudin, pour nous, c’est ce qu’on cherchera à éviter dans la majeure partie des cas.

En JDR comme ailleurs, si la démarche des participants n’est pas harmonisée, le risque d’incompréhension, de frustration et de tension est accru.

Bien sûr, les démarches communes de Koh-Lanta ne sont pas comparables aux démarches créatives en JDR, il n’y a pas de transposition GNS possible dans l’émission de télé-réalité, mais cette idée de la nécessité d’harmonisation du groupe si l’on veut éviter les dissensions me semble comparable.

***

COMMENT LE GAME DESIGN PEUT SOUTENIR UNE DÉMARCHE CRÉATIVE :

Le texte d’un jeu peut soutenir efficacement une démarche créative, ce qui signifiera qu’il sera plus rare qu’un groupe pervertisse la démarche créative s’il respecte le texte de référence. Un jeu possède une proposition créative, que les joueurs autour de la table peuvent s’approprier pour produire une démarche créative.

Beaucoup de joueurs parviennent à un consensus et mettent en place une démarche créative à partir d’un jeu qui ne possède pas de proposition créative.

Parfois aussi, tous les efforts du monde ne parviennent pas à satisfaire les participants qui peuvent en arriver à changer de groupe ou arrêter de pratiquer le JDR. C’est à ceux qui ne sont pas satisfaits par leur pratique du JDR et à ceux qui cherchent des outils de game-design que s’adresse le GNS et les forums de discussion tels que The Forge12 ou Silentdrift13.

Tout ce qui constitue un JDR intervient dans la mise en place d’une démarche créative : univers, espaces de créativité, système, thématique, méthode d’écriture scénaristique, techniques de maîtrise etc.

L’un des éléments dont il est le plus simple de comprendre l’impact potentiel sur les joueurs, c’est la mécanique de récompense : si les personnages-joueurs évoluent en tuant des monstres, les joueurs tendront à rechercher souvent ce type d’action. Si c’est la seule façon qu’ont les personnages d’évoluer, ils le feront sans doute encore plus. Dans l’idéal, une bonne mécanique de récompense est une mécanique qui est alignée sur l’approbation sociale, de la démarche créative en place.

Certains groupes de joueurs transforment les jeux auxquels ils jouent pour les orienter davantage vers une démarche créative choisie.

C’est parfois délicat et nécessite une refonte très en profondeur du jeu, car il est fréquent de voir ce genre de cas de figure :

« Il existe un exemple évident si on examine les si populaires systèmes de points d’expérience des JdR où les personnages tuent des monstres et amassent des trésors. Cela vous donne des points, qui augmentent le niveau ou les compétences de votre personnage, ce qui le rend plus apte à tuer des monstres et à amasser des trésors. C’est un système de récompenses ludiste cohérent : tout en lui est organisé pour encourager le massacre des monstres et la récupération des trésors, c’est-à-dire de répondre aux défis du jeu. Il n’a pas besoin de correction, parce qu’il marche très bien pour ce qu’il est censé faire.


Cependant, il y a de nombreux meneurs qui n’aiment pas ce que donne ce système. Ils pensent que cela encourage le massacre de monstres et le pillage de trésors (ce qui est vrai, parce que c’est exactement ce qu’il est censé faire). Ils ne veulent pas en faire le centre d’intérêt du jeu. Ils veulent encourager l’interprétation des personnages, ou leur développement, ou le dialogue, ou le fait d’aider les PNJ, ou un des innombrables choix offerts par le jeu de rôle. Alors ils suppriment au moins partiellement les points gagnés par les monstres et les trésors, et à la place les donnent lorsque les personnages suivent la conduite désirée, quelle qu’elle soit. Dès lors, un joueur gagne des XP quand il aide les pauvres ou mène ses activités personnelles. Cette expérience augmente son niveau…, ce qui le rend plus apte à tuer des monstres et à amasser des trésors. On distribue les récompenses pour un type de jeu, mais elles en facilitent toujours un autre. »14

Il n’est pas facile de se rendre compte à quel point chaque technique d’un jeu influe sur l’existence ou non d’une démarche créative, car c’est bel et bien une affaire de globalité et non de spécificité.

Et rien n’est générique, il est possible de suivre tout type de démarche créative, quel que soit son mode GNS, avec n’importe quelle technique (compétences, traits, xp etc.). C’est la façon dont vous articulerez tout cela qui vous permettra de consolider la proposition créative de votre jeu, celui auquel vous jouez ou celui que vous créez.

C’est en cela que le GNS est un outil : il vous offre un nouvel angle d’approche de l’écriture de vos jeux dans l’objectif de construire une proposition créative claire, ce qu’un grand nombre de jeux existant ne fait pas, laissant les joueurs et les MJ se débrouiller pour mettre en place quelque chose dont ils n’ont souvent même pas conscience.

Le modèle GNS n’est pas une restriction des jeux en fonction des préférences des joueurs, mais il s’agit plutôt de différentes orientations offrant en réalité une diversification des expériences de jeu possibles autour d’un même thème. Certains auront leurs préférences, mais tout le monde est en principe capable d’apprécier chaque mode.

Pour explorer les différents modes GNS, j’ai écrit trois jeux courts soutenant chacun une démarche créative selon chacun des trois modes :

  • Exemple de jeu à proposition créative ludiste : VRPg15

  • Exemple de jeu à proposition créative narrativiste : Psychodrame16

  • Exemple de jeu à proposition créative simulationniste : Prosopopée17

Des exemples vous seront bien plus utiles pour comprendre comment le texte du jeu peut influer sur la démarche créative que des développements sans fin, comme l’est le champ des possibles face auquel nous nous retrouvons en tant que créateurs. Chaque cas est spécifique et les auteurs employant ce modèle ont recours aux tests pour percevoir les cycles de création/approbation et repérer les incohérences de leurs jeux pour les gommer, car il est difficile de discerner la cohérence d’un jeu à sa simple lecture.

Nous pouvons discuter de la façon dont mes game-designs soutiennent des démarches créatives d’un mode ou d’un autre ici-même ou sur le forum de Limbic Systems18.

AUTRES SOURCES :

  • Vincent Baker, Anyway.19

  • Eero Tuovinen, Game design is about structure20

  • Ben Lehman, TAO Games21

1Parfois traduit LNS en français : http://ptgptb.free.fr/forge/gns1.htm

8Définition de Christoph Boeckle : http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?t=1520&start=0 « (Le JDR) c’est une activité de groupe où tout le monde participe à la création d’une histoire, en effectuant des choix selon la situation de la fiction. »

9Cette formulation a été développée par Christoph Boeckle sur un forum privé, il m’en a transmis le contenu par mail.

11L’exemple présenté ici est inspiré de celui proposé sur http://en.wikipedia.org/wiki/The_Big_Model

 

Un article de Ben Lehman parle de ce sujet

Suite à de nombreuses discussions avec des personnes déraisonnablement exigeantes, je vous sers ma petite leçon :

Avez-vous déjà tenté d’expliquer à quelqu’un qui ne connaît pas du tout le JDR ce que c’était ?

Voyons voir : on est plusieurs autour d’une table, on interprète nos personnages comme au théâtre (faux !) en faisant des choix selon les situations fictives (là ça y est, avec l’idée de fiction vous avez perdu tout le monde) que l’on construit ensemble. Souvent il y a un meneur de jeu qui a le contrôle sur le monde, le scénario s’il y en a (dans la pratique traditionnelle du JDR il y en a)… Déjà les approximations rendent l’entreprise délicate.

Même si on ne s’arrêtait à la définition du JDR traditionnel :

« Un jeu de rôle, souvent abrégé en JdR, parfois appelé jeu de rôle sur table pour le différencier des jeux de rôle psychologiques, est un jeu de société dans lequel plusieurs participants créent et vivent ensemble une histoire par le biais de dialogues, chacun incarnant un personnage. Le support de l’imaginaire est très important et des dés, du papier et des crayons constituent l’essentiel des accessoires nécessaires pour jouer. Les rôlistes (néologisme créé dans les années 1980) font une interprétation du rôle de leur personnage. »(wikipedia)

Et là, on vous répond : « Ouais, un truc de geeks autistes, quoi et alors, vous vous la jouez genre : « je suis le seigneur des anneaux ! » en tuant des monstres comme quand on avait 8 ans et en assouvissant vos fantasmes refoulés ? »

Ou encore :

« Le jeu de rôle est un jeu de société qui prend ses origines dans les contes au coin du feu. Les spectateurs participent au conte en imaginant les actions des personnages. Le conteur mène le jeu en tenant compte de ces actions dans la suite de son récit. Ainsi l’histoire se construit grâce à l’imagination de l’ensemble des participants, c’est donc une sorte de conte interactif. » (FFJDR)

Réponse : « Ah oui, comme avec ma grand mère, on se raconte des histoires des fois… »

Ou enfin, la seule qui pour moi est suffisamment large pour être juste :

“Le jeu de rôle est une activité de groupe où chacun participe à la création d’une histoire, en effectuant des choix selon la situation de la fiction” (Christoph Boeckle)

Réponse : « Euh, ok alors vous êtes des scénaristes et vous créez une histoire comme pour un film, mais sauf que vous faites pas de film, c’est juste pour faire style… »

***

Vous ne pourrez jamais décrire l’ensemble des choses qui se passent, d’une part car nous traitons de fiction (histoire fabriquée), ce qui est déjà une abstraction. Cette fiction est construite par le langage et dans nos esprits. Il y a souvent une part de communication non-verbale assez importante et tout cela dans une dynamique sociale complexe.

Quand bien même vous trouveriez les mots justes, vous ne pouvez transmettre la véritable teneur de l’expérience. Vous ne pouvez que faire référence de manière approximative à ce que la personne connaît déjà pour lui donner des repaires : cinéma, littérature, théâtre ? Le JDR est à la fois proche et fondamentalement différent de tout cela.

Imaginez-vous essayer d’expliquer ce qu’est la musique à quelqu’un qui n’en a jamais entendu (une personne atteinte de surdité, par exemple) : la musique, c’est une organisation de sons (définition proche de celle de mon dico). Super, votre interlocuteur est bien avancé. Même s’il sait ce qu’est un son, s’il en a déjà entendu, c’est mal parti.

Ensuite, imaginons qu’il faille lui transmettre l’expérience de la musique, parce vous pensez qu’il ne peut pas vivre dans ce monde sans connaître la musique (ou toute autre bonne intention qui ira paver l’enfer) : la musique, c’est composé de notes, de mélodies, de rythmes, d’harmonies. Ok… sauf que toute les musiques n’ont pas tout ça. Mais ne chipotons pas.

Les harmonies, ça donne une couleur parfois triste, parfois joyeuse, d’ailleurs certaines musiques procurent beaucoup d’émotion. certaines sont illustratives, d’autres plutôt rythmiques, faites pour danser, d’autres ajoutent du chant. Le chant, c’est quand on utilise la voix humaine comme instrument…

Bon, c’est compliqué. Pourquoi ? Parce que les mots ont été inventés à partir de l’expérience et pas le contraire.

Je peux dire que le basilic a le goût et le parfum du basilic. Je peux le décomposer en plusieurs sensations précises, mais je ne peux pas faire comprendre ou imaginer à quelqu’un qui n’en a jamais goûté ni senti, quelle expérience il en fera le jour où il en aura sur sa tomate.

De même, on a décrété qu’un accord mineur était mineur quand on l’a entendu et qu’on lui a reconnu, une spécificité. On n’a pas conçu l’accord mineur intellectuellement avant de le faire exister musicalement.

***

Ok, maintenant, je m’adresse à ceux qui voudraient qu’une expérience innovante du JDR puisse leur être expliquée avec des mots. Si vous voulez vraiment vous faire une idée, il n’y a qu’un seul moyen ! Jouez !

Imaginez, je veux expliquer ce qu’est le jazz à quelqu’un qui n’écoute que de la musique classique, genre hop, machine à remonter le temps, je vais rendre visite à Vivaldi (euh, il faut peut être que j’apprenne à parler italien d’abord…) pour lui parler du jazz. Merde, ils n’ont pas de platines pour écouter cd ou vinyls…

J’ai pas fait le voyage pour rien, allez je me lance.

Salut Antonio, je voudrais te parler d’une musique du futur : le jazz. C’est toujours de la musique, mais elle est différente de celle que tu joues et composes.

En effet, déjà, c’est très rythmique, les premiers jazz étaient souvent tenus par un chabada à la batterie (le fameux tssss  ts-tsss à la batterie, sur le charlestone) euh, bon, je passe l’explication de ce qu’est une batterie, instrument de percussions composite… voilà. La contrebasse se joue non avec un archer, mais en pizzicato (en butée en réalité, mais ne compliquons pas) et elle marque l’harmonie généralement en walking bass, soit une improvisation fondée sur la structure harmonique du morceau, composée principalement d’arpèges et de chromatismes, mais pas que…

Déjà, là, Vivaldi connaît les arpèges et les chromatismes, mais si je m’adressais à un non-musicien, je serais bien embêté, car il n’y a pas d’autres mots pour désigner ces éléments là.

Je peux néanmoins essayer de définir : un arpège est une succession de notes décomposant un accord, un accord est un ensemble minimum de trois notes qui structure l’harmonie d’un morceau, l’harmonie…

Vous voyez qu’on ne s’en sort plus s’il faut définir chaque concept.

Après, je continue en lui expliquant qu’il peut foutre aux chiottes ses considérations sur l’harmonie, parce qu’en jazz, les cadences parfaites, on s’en bat un peu la rate, on fout des altérations partout ! Et ça, ça n’existait pas du temps du compositeur des Quatre saisons !

Alors qu’est-ce qu’une altération ? Et bien c’est quand on joue volontairement en dehors de la gamme qui soutient la tonalité selon une gamme, dite altérée, qui reprend la structure d’une gamme mineure mélodique (ou harmonique, ch’ais plus), mais qui se joue dans une tonalité autre que celle du morceau. Chiche, hein ? Mais en respectant la structure harmonique et en retombant dans la cadence, ça crée une sorte de tension maximale que l’on résout à l’issue de la cadence pour éviter que ça sonne faux : on revient dans la tonalité. Simple, non ?

Là Antonio va sur son piano et commence à jouer un truc du genre. Ah, oui, tu peux moduler selon différents principes, là il joue le truc. Hmmm, pas mal…

Vivaldi : Ouais, mais c’est moche, quand même !

Normal, déjà, tu ne swingues pas ! Le swing, c’est une certaine sensibilité rythmique… okkkkkkk comment lui expliquer le swing… galèèèère !

Ensuite, l’oreille de monsieur Vivaldi, bien que précise, géniale, sans doute absolue, n’a pas l’éducation, la culture qui convient pour que les libertés harmoniques du jazz ne l’agressent pas. On voit encore des musiciens de musique classique au conservatoire qui trouvent que le jazz sonne faux à leurs oreilles quand il leur arrive d’en entendre.

Et on entend même des réflexions du genre : c’est pas de la musique, ça ! (Oh tiens, qui a dit que le narrativisme n’était pas du JDR ?)

***

Tout ça pour dire : le jeu de rôle, c’est pareil. vous pouvez intriguer quelqu’un, l’intéresser, mais vous ne pouvez pas le renseigner ni lui donner une véritable idée de ce que c’est. Quand bien même vous lui promettez que tel jeu est génial, vous n’avez aucune assurance que son expérience le satisfera et sera à la hauteur de la vôtre.

Donc arrêtez de demander aux gens ce que leurs JDR ont d’originaux ou de génial, lisez-les et testez-les !

 

Ceci est une ébauche d’article, le but est de déblayer le terrain en vue d’obtenir une base théorique solide.

Certains se demandent : « le jeu de rôle est-il un art ? »
Je répondrai que la question est mal posée, ce à quoi nous pouvons réfléchir, c’est : « peut-on faire de l’art avec le jeu de rôle ? »

Définir en quoi l’art et le jeu de rôle peuvent coexister est pour moi une ligne de travail, un champ de recherche et de questionnement et non la volonté de prouver quoi que ce soit, ni d’ériger le jeu de rôle à un rang culturel.
Certains s’y sont essayés avant moi et je dois dire que rien dans les articles de Mike Pohjola ni de Rotwang Knievel ne m’a paru creuser la question dans la direction qui lui convient, à savoir en regard de l’évolution au fil des siècles de la définition de l’art.

1- L’art au delà de la vision réductrice du médium
1.1- De quoi parlons-nous ?
– L’art est indissociable du monde sensible ; comprendre : ce qui nous est perceptible, ce que l’on peut appréhender par nos sens.
– L’art est une qualité immanente d’une production, d’un acte.
– L’art n’existe pas en dehors de la perception d’un public comme le proclame la fameuse phrase de Marcel Duchamp : « C’est le regardeur qui fait le tableau ».
– L’art est un questionnement produit dans une dimension formelle.
– Ainsi, je résumerai ces quatre points en une définition : L’art est la perception d’une problématique formelle produite dans le monde sensible.

On juge la qualité d’une oeuvre d’art par la cohérence de la proposition et de la démarche de l’artiste en tant qu’elles transparaissent de l’oeuvre, ainsi que dans l’authenticité et la pertinence de sa mise en oeuvre.
L’activité artistique est un processus créatif de manifestation de la perception humaine par un intermédiaire : un médium, qu’il soit sonore, pictural, narratif ou d’une autre nature. Paul Klee disait : « rendre visible l’invisible. »
Elle est l’expression d’un point de vue.

1.2- L’art en tant qu’activité humaine
L’activité artistique est dite autonome par opposition à l’hétéronomie de la plupart des activités humaines, ce qui signifie que l’art n’a de but qu’en lui-même.
Fabriquer une voiture pour gagner de l’argent est une activité hétéronome, de même que produire une vidéo pour vanter les mérites d’un shampooing.
Les demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso questionne les canons de la peinture du début du XXème siècle, c’est une production autonome.
Bien entendu, un artiste peut gagner de l’argent par sa pratique, mais la valeur de l’art est indépendante du coût de fabrication d’une oeuvre ou de son temps d’exécution. La valeur monétaire est un reflet de la valeur esthétique jugée par l’acquéreur.
Considérez bien que ces notions d’autonomie/hétéronomie se situent dans le champ « industriel » (qui relève de l’activité humaine) et non psychologique.
La différence entre autonomie et hétéronomie s’applique à la distinction entre l’art et l’art appliqué, ce dernier étant une démarche créative appliquée à une nécessité qui lui est étrangère (design automobile, publicité etc.).

1.3- Le jeu dans l’art
Le rapprochement entre art et jeu est plus que probant depuis les années soixante, avec des mouvements comme Fluxus, pour qui le processus de production artistique prévaut sur l’oeuvre figée. L’art s’insère dans le champ du « jeu avec le réel », dans les espaces inoccupés de l’activité humaine hétéronome, autrement dit, dans le « jeu » des rouages de la société. La plupart des actions et performances d’artistes comme celles de Joseph Beuys ou de Marina Abramovic relèvent d’un jeu qui produit du sens dans le contexte de sa mise en oeuvre.

2- L’activité ludique entre-t-elle dans le champ de l’autonomie ?
Le jeu, possède trois fonctionnalités reconnues : il permet d’apprendre, de se divertir et de sociabiliser.
Pour faire glisser ce champ d’activité dans celui de l’art, il faudrait le dépouiller de ses fonctionnalités pour le rendre autonome.
Tout jeu n’est pas nécessairement éducatif, bien que comme toute expérience, il produit une assimilation d’informations. Le tout est de ne pas rendre ce phénomène prioritaire.
De même pour l’aspect social du jeu, qui, bien que primordial ne me semble pas entraver son autonomie s’il n’est pas le but premier des participants.
Concernant le divertissement, cela pose davantage de problèmes, nous allons le voir.

2.1- Comment un jeu peut-il ne pas être divertissant ?
Cela n’est rendu possible que par deux moyens :
2.1.1- La richesse sémantique du mot « jeu », qui, comme nous l’avons déjà évoqué, peut signifier une activité de relative gratuité, comme une parenthèse avec le monde, un rapport aux choses, une mise à l’épreuve pouvant mener à des activités créatives telles que « jouer d’un instrument » (en anglais : « to play »), un espace indésirable entre les pièces d’une mécanique, une activité soumise à des règles acceptées par consensus (en anglais : « game ») etc.
Selon Roger Caillois, le jeu reflète la structure de l’ensemble des activités humaines, mais se crée dans une parenthèse où l’erreur, l’expérimentation et l’échec sont permis car leurs conséquences sont relatives. Ici se trouve un espace de production artistique par référence, car le jeu permet d’éprouver le monde.
2.1.2- L’apparition de jeux fictionnels et narratifs : le jeu de rôle et les jeux vidéo. En associant des structures ludiques à la production ou à l’exploration de fictions narratives, le jeu s’ouvre de nouvelles portes lui permettant de quitter le champ du ludique en intégrant de nouvelles potentialités.
Bien entendu, ce type de jeu existe depuis bien plus longtemps que Donjons & Dragons (Dave Arneson et Gary Gygax) : les surréalistes et le groupe DADA pratiquaient toutes sortes d’activités créatives et ludiques à dessein artistique, cependant la forme actuelle du jeu de rôle est définissable comme médium à part entière, ce qui n’est pas le cas de ses ancêtres.
2.2 – L’art et le divertissement peuvent-ils coexister dans une même oeuvre ?
2.2.1- L’étymologie du mot « divertissement » nous éclaire sur l’un des aspects fondamentaux des activités que l’acception englobe : Du latin divertere : détourner.
L’homme qui se divertit est l’homme qui fuit ses préoccupations existentielles et métaphysiques, qui cherche à se soustraire à sa misère quotidienne. Alors que l’art propose un questionnement, une problématique qui s’ancre dans le réel, le divertissement nous en détourne. Le spectacle de divertissement est la vitrine du système dominant (cf. Guy Debord, La société du spectacle).
Le spectaculaire, c’est une scène d’action de cinéma, des effets pyrotechniques, des effets sonores, des trucages bluffants. C’est le développement extrême du métier d’illusionniste.
« (L’artiste) s’il n’est pas dramaturge, il est publiciste. Le thaumaturge, c’est le publicitaire. » (Paul Virilio, Catherine Ikam, Louis Fléri, Portraits réel/virtuel (1999) Paris Audiovisuel, Maison Européenne de la photographie (Exposition présentée à la Maison Européenne de la photographie du 24 février au 30 mai 1999.p.11)
Car l’image devient fascinante, quand, inféodée à la technique elle se purge de tout sens, de toute aspérité pour confiner à une perfection lisse et ostensible dans le but d’émerveiller et d’impressionner.
Le spectaculaire est le feu d’artifice qui capte notre regard, nos pensées et les détourne de ce qui fait sens.
De par l’outil spectaculaire, le divertissement remplit son rôle et vide une oeuvre de ses problématiques potentielles, mais ce faisant, elle se soumet à l’idéologie dominante : la neutralité sémantique d’une oeuvre est aussitôt convertie en une apologie de son système de production du fait qu’elle a été produite par et pour lui.
2.2.2- Notons que dans un médium narratif comme la littérature, le cinéma ou le jeu de rôle, la distinction art/divertissement devient complexe, car problématique et spectacle peuvent s’alterner dans la durée.
Quelles sont les conséquences de la jonction au sein d’une même oeuvre du spectacle et d’une problématique ?
En premier lieu, nous observons que les moments de questionnement et de divertissement sont séparés.
2.2.3- Comparons : Matrix d’Andy et Larry Wachovski et Mulholland Drive de David Lynch.
D’une certaine façon, ces deux oeuvres cinématographiques possèdent des phases de questionnement et des phases plus distrayantes, où la narration sert une intrigue qui semble n’avoir d’autre but qu’elle même, sans problématique avérée. Nous découvrons ici une première différence : Matrix propose des scènes d’action pures et dures pouvant s’étirer considérablement dans la durée, voire constituer une partie plutôt conséquente de la totalité de la trilogie. Une intrigue est tissée sur les trois films. Par moment, les personnages abordent des questions métaphysiques en discutant ou en se confrontant à la métaphysique du monde présenté.
Mulholland Drive s’installe dans une intrigue plutôt classique, qui nous implique, mais qui se trouve soutenue par une impression de bizarrerie et par des scènes parfois crues. Cette partie du film en constitue la plus grande portion. De nombreuses questions sont posées dans l’histoire, mais la fin du film brouille les pistes, les identités semblent changées dans un imbroglio aux relents psychologiques ou existentiels.
Dans le premier film, des questions métaphysiques sont clairement posées, notamment : « la réalité est-elle bien ce que l’on croit ? » On pourrait donc déjà en extraire une problématique centrale.
Dans le deuxième, c’est la question de notre rapport au film, à l’intrigue et à notre part d’interprétation qui est prédominante. David Lynch nous laisse une grande part à l’interprétation de son oeuvre, qu’il ne veut surtout pas expliquer. Et c’est là que Mulholland drive se différencie de Matrix : l’oeuvre ne signifie pas, elle n’est pas un vecteur de communication d’une idée ou d’un questionnement, mais elle contient en elle, dans sa forme, du sens. C’est le principe de l’immanence.
2.2.4- Matrix ne nous demande pas d’aller chercher le questionnement mais nous le sert sur un plateau, au milieu de pâtisseries sucrées qui sont les scènes de pur divertissement dont la problématique disparaît au profit du spectacle. Qui a pensé en voyant les scènes d’action divertissantes de Matrix : « Mais c’est bien sûr ! C’est le spectacle qui constitue la matrice, qui nous empêche de voir la réalité et de se questionner sur elle. Arrêtons cette fuite schizoïde devant les productions de divertissement pour appréhender la vie et en faire ce que nous voulons vraiment qu’elle soit. » ?
Mulholland drive joue sur une frustration qui en soi est un questionnement sur ce que doit être une oeuvre cinématographique. Sa structure globale permet à David Lynch de mettre au coeur de son film une problématique forte centrée sur la place de l’intrigue et du spectateur. Il n’est pas le premier ni le dernier à aborder cette problématique.
Ainsi, le mélange de divertissement et de problématique tend à diluer le questionnement s’il ne le dissout pas purement et simplement.

2.3- Comment le jeu de rôle pourrait-il relever de l’art ?
Oubliez toute classification des soi-disant arts, qui ne sont que des jugements de valeur arbitraires ou idéologiques. L’art est potentiellement émergent de tout médium, de toute activité humaine, tel que nous l’ont appris les artistes des dernières décennies. Il n’y a aucune classification à faire entre la musique, les arts plastiques, le théâtre, les performances, la littérature, le cinéma ou la bande dessinée et les autres. Ce ne sont que des supports différents pour la création.
Un film, bien qu’étant une création, n’a pas l’assurance d’être artistique par le simple fait qu’il appartient au champ des productions cinématographiques. Selon le préhistorien de l’art Emmanuel Anati, la différence entre art et création se situe au niveau de la « vérification », soit la nature réflexive pouvant s’associer à la création. Vérifier, c’est situer son travail dans le champ artistique de son époque, le confronter à ce qui a été fait avant et cerner sa problématique.

2.3.1- Tout jeu de rôle est créatif.
– Voici la définition du jeu de rôle que j’emploierai afin de bien clarifier mon propos :
« Le jeu de rôle est une activité de groupe où chacun participe à la création d’une histoire, en effectuant des choix selon la situation de la fiction »
. Je ne m’intéresse donc volontairement pas au « jeu de rôle grandeur nature » ni aux jeux vidéos, je laisse ces champs de recherche à ceux qui veulent l’explorer.
– L’activité « jeu de rôle » n’est que ce qui se situe pendant la séance de jeu, d’exploration d’une fiction construite collectivement.
Les règles et le contenu pré-écrits ne sont qu’une préparation et un soutien à l’activité. Si un point de scénario ou de règle n’est pas exploré pendant la partie, il sera tout simplement inexistant.
Le texte des règles du jeu et de présentation de l’univers sont comme une partition de musique : la partition n’est pas la musique, mais elle joue un rôle essentiel sur la forme de l’oeuvre.
– Pour que cette oeuvre soit d’art, une problématique devra en émerger.
Mais pas n’importe comment :
Elle doit être immanente au médium et donc prendre racine dans la totalité de ce qui constitue la forme du jeu de rôle.
Elle doit être prédominante à tout autre but dans la partie, y compris se divertir.
Elle doit naître de la créativité des participants (et non seulement d’un MJ ou de l’auteur du livre de jeu).
Elle doit être partagée et perceptible, même si c’est à posteriori.

Tout ceci concerne le fait de continuer à pratiquer une activité qualifiable de jeu de rôle, que l’on fera art. Il est possible de faire de l’art autrement que de la façon dont je le développe, avec des activités plus ou moins proches du jeu de rôle, sans en être vraiment.
Il est important de comprendre que la teneur artistique d’une partie de jeu de rôle dépend des joueurs et de leur réceptivité aux stimulus du jeu et à l’émergence de la problématique.
Donc, un auteur peut tout mettre en oeuvre pour rendre artistique son jeu, le pouvoir de le concrétiser en revient aux joueurs.

2.3.2- L’expérience est le coeur du jeu de rôle
Le jeu de rôle ne peut être légitimé au regard d’autrui car c’est une activité qui ne peut être appréhendée par le néophyte. Elle ne peut être appréhendée que par l’expérience, tout comme je ne peux raconter un tableau à quelqu’un et espérer qu’il partage l’expérience que j’en ai eue.
Fréquemment, en tentant d’expliquer à des rôlistes dont la pratique du jeu de rôle est plutôt classique, en quoi consistent des formes de jeu de rôle innovantes, je me heurte à un mur d’incompréhension et de préjugés. C’est comme tenter d’expliquer ce qu’est le jazz à quelqu’un qui ne connaît que la musique classique, avec des mots pour seul outil.
De la même façon, un rôliste ayant toujours eu une expérience purement divertissante aura peut être des difficultés à appréhender la portée artistique de son activité. Cela ne signifie pas pour autant que rapporter une expérience n’ait pas d’intérêt, mais cela questionne sur la façon dont on peut le faire.

2.3.3- Propager vos oeuvres
Une partie de jeu de rôle est éphémère et son public restreint. C’est le cas de nombreuses musiques, pièces de théâtre, performances ou actions dans l’art contemporain. Si vous voulez entreprendre d’exposer votre séance de jeu dans une galerie, il faudra alors sans doute trouver un moyen d’en conserver une trace ou de répéter l’expérience. Mais ce n’est pas ce qui conditionne la portée artistique d’une activité, bien qu’elle fasse partie de sa reconnaissance par un public.
Cela est d’autant plus pertinent en jeu de rôle du fait que les participants sont à la fois auteurs et spectateurs de leur création collective. Le public est donc indissociable de cette activité créatrice. Ce n’est pas le nombre de spectateur qui fait la qualité ou l’existence d’une oeuvre d’art.
Maintenant, pensez-vous qu’un public extérieur à la séance de jeu, en simple spectateur pourra saisir la substance de la partie ?
Cette question me semble épineuse. Il en reste que les enregistrements de séances de jeu de rôle donnent souvent plus l’impression d’autistes qui s’agitent inutilement autour d’une table, que celle de créateurs en plein processus intellectuel collaboratif. C’est en cela que le moyen de conserver une trace doit être mûrement réfléchi. Je pense que la retranscription à l’écrit est sans doute le meilleur moyen d’approcher le résultat d’une partie pour la part imaginative que l’écrit laisse au lecteur, quand une vidéo ou un enregistrement sonore pèchent par la mise en évidence des hésitations, du manque de force inhérent à l’improvisation imaginative confrontée à des supports desquels on crée des oeuvres généralement extrêmement travaillées.
Il ne s’agit donc pas de présenter un compte-rendu de fiction voulant rivaliser avec un roman, mais bien de restituer l’expérience, avec tout ce que cela comporte de méta-jeu et de mécaniques.

3- La part de l’auteur
Bien que j’aie présenté le jeu de rôle comme étant ce qui se déroule durant une partie, cette partie prend elle-même racine dans la structure du jeu (game) conçu, lui, souvent par une personne étrangère au groupe qui va vivre l’expérience.
Pensez donc que bien que l’expérience de chaque groupe soit différente, un texte présentant un jeu dont l’ensemble des modules orientent les joueurs vers une certaine problématique est déjà en soit une grande part de la création rôlistico-artistique. C’est sans doute également le plus simple moyen de propagation – mais non le seul – d’une oeuvre rôlistique. Vous y faites une proposition que chacun s’approprie et c’est une force. On ne peut empêcher chaque spectateur de s’approprier une oeuvre, et c’est tant mieux, car c’est souvent l’interprétation et l’assimilation produites qui le touchent le plus.
« Je veux donner aux spectateurs une ébauche de scène. Si vous leur en dites trop, ils n’y apporteront rien d’eux-mêmes. Proposez-leur juste une suggestion, et vous les ferez travailler avec vous. C’est ce qui donne son sens au théâtre : quand il devient un acte social. » (Orson Welles 1938)
Dans une plus large mesure, c’est ce que vous ferez en créant un jeu de rôle. Vous avez les moyens d’orienter les parties de ceux qui expérimenteront votre proposition, proposez-leur des espaces délimités de création et orientez l’ensemble sur votre problématique, c’est ainsi que vous produirez des instants artistiques par ce vecteur.
Ce n’est pas la condition sine qua non pour faire de la séance de l’art, mais cela y contribue considérablement. Comme un compositeur peut écrire une partition très libre que les instrumentistes s’approprient et autour de laquelle ils improvisent. Il crée une structure, un cadre qui peut bien souvent devenir le coeur des parties et de la forme qu’elles revêtent. L’auteur de jeu de rôle est un compositeur.

3.1- Exemples de jeu de rôle à problématique
Dogs in the Vineyard (Vincent Baker) est un concept extrêmement subtil bâti autour d’une problématique forte que j’analyse ici avec mes propres mots : Quand la morale justifie-t-elle la violence ?
Sens Hexalogie (Romaric Briand) est structuré par de nombreuses problématiques, mais il me semble que la principale est tournée vers l’imbrication de la fiction dans la réalité.
My life with Master (Paul Czege) est une critique virulente sous forme de pseudo parodie, des jeux de rôles tels qu’ils sont couramment pratiqués : Un maître despotique qui martyrise ses servants. http://www.halfmeme.com/master.html
Psychodrame, une de mes tentatives de développer une problématique dans un jeu de rôle : quand le jeu de rôle nous confronte à notre propre existence, que devient l’enjeu réel ?

Si nous analysons un jeu tel que Dogs in the vineyard de Vincent Baker, nous vérifions que tous les niveaux de conception du jeu nous emmènent vers une direction précise où les situations entraînent des choix de la part des joueurs autour des questions de justice, de morale et de violence.
C’est ainsi que nous pouvons considérer que l’auteur d’un jeu de rôle peut considérer son travail comme étant artistique, dans le sens où il présente un matériau travaillé, dont la cohérence des choix influeront sur les parties jouées et sur la possibilité de l’émergence d’une problématique. L’auteur a donc une part potentielle, mais importante sur le résultat final.

4- L’esthétique en JDR :
L’esthétique se préoccupe de la relation complexe entre fond et forme en art. Au XXIème siècle et depuis plus d’un siècle, on en est arrivés à l’idée que le beau était subjectif. L’artiste cherche donc à faire une proposition esthétique depuis son propre point de vue. Il n’a pas vocation à l’universalité, bien que la portée artistique de son oeuvre puisse difficilement être contestée. Si tel est le cas, on entre dans les problématiques d’avant-gardes.
L’esthétique en jeu de rôle se situe à plusieurs niveaux, et pas seulement dans l’imagination dont a fait preuve l’auteur pour définir son univers :
Dans Sens Hexalogie, Romaric Briand met à jour l’importance de considérer que la conceptualisation d’un jeu de rôle est une modélisation d’une vision de l’homme et du monde. Ainsi, Sens est entièrement modélisé à partir des théories du philosophe Ludwig Wittgenstein, pour qui le langage est un miroir de la structure du monde.

Si l’art est immanence, cela nécessite une appropriation de la forme de vos créations, car c’est par une compréhension des enjeux formels que l’on peut en faire émerger une problématique.
Pour cela, je vous propose plusieurs pistes :
– La synesthésie.

– LNS & Big Model : Big Model (Wikipedia)
LNS et autres sujets de théorie rôliste (par Ron Edwards)
GNS theory (par Eero Tuovinen)
Théorie forgienne (par Ben Lehman)

– Le détournement ou le jeu avec le jeu : Martin Le Chevallier, jeux vidéo artistiques

***

Je vous propose de discuter plus avant de tout cela sur le forum de Limbic systems.

 

Ce billet est le quatrième d’une série, donc si vous ne voulez pas commencer par la fin, rendez vous au début.

Les antagonistes
Je suis généralement assez hostile aux concepts manichéens pour leur portée puérile et religieuse. Du coup, mettre un méchant dans une histoire, bon, ben ça arrive… Mais ce qui différencie le méchant de l’antagoniste, c’est que l’antagoniste n’est en principe ennemi que du ou des protagonistes. Du coup, on peut s’amuser avec un personnage plus moral que les PJ qui se retrouve contre eux, alors qu’ils pensent œuvrer du « bon côté ».
Les antagonistes peuvent bien sur être plusieurs, qu’ils soient ensemble ou pas, une organisation, une personne… L’antagoniste peut être simplement en concurrence avec le ou les protagonistes, il n’a pas d’antipathie à leur égard (au début), ou bien il peut être viscéralement antipathique envers le ou les protagonistes.

L’important, c’est de définir son but. Ça peut aller de « veut découvrir la pierre philosophale (avant les PJ) » à « veut tuer tel PJ pour se venger ». Ensuite, on se demande pourquoi et ça suffit généralement à établir quelques traits pour ce PNJ. Note : les PJ peuvent être ou devenir antagonistes les uns envers les autres. Dans ce cas, c’est souvent très intéressants de les laisser se crêper le chignon, me semble-t-il. Vous n’aurez peut être même plus besoin de scénario…

Un antagoniste peut se révéler par un conflit ou peut être fabriqué pour l’être. Il suffit pour cela d’utiliser les traits des PJ et d’utiliser des traits en conflit ou des antipathies. Nous ne nous attarderons pas sur ceux qui se révèlent antagonistes, s’ils n’apparaissent que peu de fois, afin de nous concentrer sur le concept de « grand méchant » revu et corrigé. =D

L’antagoniste doit-il être un pivot parmi les autres ou peut-il être « l’ennemi récurrent » ?

A priori, si vous créez un antagoniste relativement puissant, les PJ auront beaucoup de mal à obtenir ce qu’ils veulent de lui. Un antagoniste faible prend le risque de se faire miter la tronche allègrement et de servir davantage de souffre douleur s’il est récurrent, plutôt qu’autre chose. L’un des problèmes relatif au PNJ récurrent, c’est qu’il ne doit en aucun cas devenir protagoniste à la place des PJ. En effet, à priori chaque PJ est le protagoniste de son joueur, même s’il peut être l’antagoniste d’un autre PJ.

Un PNJ peut donc apparaître à plusieurs reprises, il peut même évoluer pour rester concurrentiel face aux PJ, mais il ne doit pas leur damer le pion quant à l’importance qu’il prend dans le récit. Si un tueur sanguinaire cherche à massacrer tout le monde et que les PJ ne parviennent jamais à l’arrêter, il sera fatalement un antagoniste récurrent. Mais il faut permettre dès le départ aux PJ de lui régler son compte, pour cela, évitez les longues intrigues avec plusieurs confrontations de prévues avec ce PNJ, sinon, vous empêcherez toujours les PJ de lui régler son compte, simplement parce qu’il revêt le costume du super méchant et que s’ils le marravent à la première rencontre, votre intrigue est foutue en l’air. S’il est suffisamment puissant et que vous menez ses conflits avec poigne, il devrait s’en sortir au départ, mais il ne faut pas compter là -dessus et ne pas envisager la façon dont doit se terminer une rencontre avec ce PNJ. Vous pouvez lui attribuer des traits de sauvetage, éventuellement avec par exemple des collègues, amis ou bras droit qui ne manqueront pas d’utiliser l’hélico de leur boss ou leurs pouvoirs pour venir le secourir… ^^

Donc, la première chose importante pour un antagoniste principal et récurrent, c’est de déterminer son but et ne pas prévoir d’issues à chaque scène, mais simplement des situations initiales problématiques dont il pourrait être l’instigateur.

Par exemple, vous avez décidé que c’est ce PNJ qui a tué le père de tel PJ, qui a détruit telle forêt, demeure de tel autre PJ et qui veut réinstaurer un état religieux alors qu’un dernier PJ est un grand défenseur de la laïcité…

Maintenant la grande question est comment faire en sorte que les PJ découvrent qu’il est le coupable ? Je tenterai d’y répondre à la fin de ce post…

Les antagonistes sont souvent le moteur dans bon nombre d’histoires. En effet, ils luttent contre les protagonistes et c’est cela qui les fait réagir. Souvent, en JDR, les PJ n’ont pas de buts tant qu’on ne menace pas leur propre vie ou qu’on ne leur donne pas une mission… A part sauver les chats dans les arbres ou aider les mamies à traverser la route, les super héros n’ont généralement pas grand-chose à glandouiller. Les super méchants, incarnations de Satan (étymologiquement l’adversaire) sont là pour leur donner du super boulot. Dans ces mondes là , s’il n’y avait pas de méchants, il n’y aurait ni accidents, ni famines, ni crimes, ni délits…

Dans certains cas ça peut être pratique. Dans Harry Potter ou dans le Seigneur des anneaux, pour ne citer qu’eux, sans Voldemort, Saroumane, Sauron etc. les personnages apprendraient gentiment leurs sorts, couperaient des arbres et partiraient à la chasse entre amis…
Donc dans Harry Potter JDR, on peut imaginer qu’un mage noir voudrait pénétrer dans Poudlard pour y récupérer un objet rare et puissant (bon, je sais, je ne fais pas dans l’innovant).

Bon, j’exagère un peu, car le principal dans les bouquins de J.K.Rowling, ce sont les mésaventures scolaires de Harry, comment sa célébrité lui joue des tours, comment les injustices que lui inflige son prof de potions lui donnent la rage, comment il viole le règlement pour pouvoir bénéficier d’une sortie scolaire etc.

Généralement l’antagoniste met un plan en œuvre. En effet, rares sont les histoires o๠le protagoniste ne subit pas et ne fait pas que réagir. Mais ça existe, les histoires dans lesquelles un protagoniste va tout faire pour obtenir quelque chose et va se heurter à des petits problèmes !
Vous pouvez donc définir ce plan. Puis vous avez deux options : soit préparer la façon dont les PJ vont découvrir ce plan (du coup, vous pouvez utiliser le principe des clefs et des portes), soit vous improvisez à partir du but du PNJ et des occasions données par les situations initiales et les PJ. (à vous de me dire ce qui fonctionne le mieux, vu que pour ma part, j’ai presque tout le temps préparé les indices de façon précise, jusqu’à maintenant). Dans le premier cas, les pistes permettant aux PJ de savoir ce qu’il se trame peuvent être considérées comme des clefs. Dans le deuxième, il faut exploiter les situations initiales problématiques pour permettre aux PJ de savoir ce qu’il se trame et leur permettre des affrontements.

– L’antagoniste met un plan en œuvre :
1- Le protagoniste ne le sait pas et doit réagir pour ne pas laisser l’antagoniste réussir et subir ses desseins.
2- Le protagoniste le découvre et peut tenter de le prendre à son propre piège. Certaines histoires fonctionnent sur ce mode (Innocence, de Mamoru Oshii, par exemple)

– L’antagoniste agit en fonction de son but (sans d’indices préconçus) :
1- Le protagoniste découvrira des indices rapidement (reveal actively), et un conflit avec l’antagoniste devra ensuite favoriser l’un ou l’autre des deux partis en guise de développement principal.

Les parties « illusionnistes » ou « participationnistes » permettent rarement d’offrir la liberté aux joueurs d’élaborer un plan, sauf si on prévoit à l’avance ce qu’ils devraient faire… Les parties « esprit pionnier » peuvent le permettre mais comptent sur la vivacité d’esprit des joueurs pour deviner au plus vite ce qu’il se passe et être plus malins que le PNJ.

Je pense qu’une formule qui conviendrait relativement bien au « Jeu de basse », ce serait de lier les situations problématiques à un antagoniste, ou à une société secrète ou ce que vous voulez. Les embûches que vont rencontrer les PJ seront causées par des PNJ qui sont liés à cet « antagoniste final » ou « boss » ^^. Les clefs données (reveal actively) ou gagnées (par conflit) pourraient également converger vers cet antagoniste.
Enfin, le but de l’antagoniste doit s’insérer dans le but des PJ. Si les PJ veulent sauver le monde, l’antagoniste veut le soumettre ou le détruire, si les PJ veulent arrêter la guerre, l’antagoniste voudra semer le chaos et mettre le monde à feu et à sang… bon, ce sont des exemples limite caricaturaux, mais ils illustrent bien l’idée.

Pour la partie d’Harry Potter dont j’ai fait le compte-rendu, mon scénario se résumait à :
– Un élève lance un sortilège de contrôle sur un autre élève somnambule, afin de voler dans les dortoirs de nuit.
– Quelques victimes : 1 a perdu son furet, 1 son balais magique etc. jusqu’à ce qu’un PJ se fasse voler à son tour.
– Le somnambule possède un pyjama grenouillère nounours en peluche (comme Lain) il pourra laisser de traces sur les lieux du crime.

Et voilà , j’ai laissé les joueurs décider de ce qu’ils allaient faire, ils ont rencontré un PNJ qui cherchait son furet, puis j’ai mis en scène une dispute entre élèves, à la suite de quoi ils ont découvert un autre vol (sans rapport avec leur succès au conflit, simplement, j’ai décidé qu’à l’issue de chaque conflit, ils découvriraient un indice, quelle qu’en soit l’issue), puis l’un des PJ se fait voler un objet cher. Et là , ils ont tout pris en main, ils ont interrogé des élèves, ils ont guetté dans les couloirs, ils ont découvert le somnambule, puis celui qui le contrôlait et un grand conflit s’est engagé (assez palpitant). C’était très cool !

Bon, ceci reste une base, on doit pouvoir la détourner de maintes façons. Et surtout, ce dernier point est facultatif. Vous n’êtes pas tenus de mettre un antagoniste principal dans votre scénario et chaque situation problématique peut donner son lot de PNJ antagonistes. Néanmoins, l’avantage de l’antagoniste (qui peut aussi bien être une personne, qu’une maladie qui se propage, une divinité etc.) c’est qu’il fait office de liant sur l’ensemble d’un scénario.
La question que je me pose est la suivante : cette idée de placer un « ennemi » ne force-t-elle pas l’engagement du personnage et du joueur et ne déroge-t-elle pas à la théorie de l’engagement ? Si on poursuit une crapule, c’est comme si on était payé pour suivre un scénar (le personnage en tout cas), ça justifie tout sans effort. C’est pourquoi les meilleurs antagonistes sont les antagonistes controversés. Et enfin, je vous dirais qu’il est cohérent de mettre un antagoniste récurrent quand les PJ ou le jeu lui-même s’y prêtent.

Un personnage attaché à son chien peut avoir des problèmes avec la SPA parce que des voisins entendent le chien pleurer, croient qu’il est maltraité… Il y a plusieurs antagonistes temporaires, mais pas nécessairement de « grand méchant ». Les voisins croient bien faire et les membres de la SPA font leur boulot…

Autre exemple : un PNJ très cruel, aimant manipuler les gens et les faire souffrir, si l’on se rend compte que c’est à cause de l’un des PJ qu’il est comme ça, ça peut être cool. Si les PJ n’arrivent pas à contrer ses arguments liés à ses considérations sur l’humanité, il a beau être abominable, que fait-on contre quelqu’un d’abominable qui a raison ?

Plus un ennemi est controversé, plus il fait poser des situations avec des problématiques du genre de ce que j’ai décrit plus haut, plus il sera question de choix, de sacrifices, plutôt que de victoire et de défaite.