Vincent Baker explique un principe fondamental du jeu de rôle de cette manière : “Le Positionnement ne concerne pas le coup que tu choisis, mais les coups à ta disposition. Si on joue aux Échecs et que je te raconte une histoire d’un peuple aimant sa reine et vengeant sa mort dans un bain de sang, cela ne change en rien les coups à ma disposition, n’est-ce pas ?

Prendre ma reine avec ton pion reste un coup autorisé, même si tu décides de ne pas le faire. Aux Échecs, l’histoire que je raconte n’y change rien.”1

Je vais tâcher de vous expliquer cela plus en détail. Les erreurs ou approximations sont à mon compte.

Commençons par la définition du fameux Positionnement : “La position d’un joueur est l’ensemble des options de jeu légitimes à un moment donné d’une partie. Le Positionnement concerne les différents facteurs et procédures qui déterminent la position d’un joueur. Cela comprend les facteurs et procédures fictionnels, interpersonnels et ceux qui sont légitimés par le matériel de jeu.2

Mon but n’est pas de dire ce qui est bon ou ne l’est pas ni quel jeu vaut le coup et lequel ne le vaut pas, mais de mettre en avant un aspect du jeu de rôle qui est essentiel pour moi. Pour certains il est facultatif, je ne chercherai pas à les convaincre, mon but est de mettre le doigt sur quelque chose de précis afin de pouvoir travailler dessus.

1. Dans un jeu d’échecs, on a l’interaction suivante :

Mécaniques → Mécaniques

Exemple : Quand une pièce se trouve sur une case en diagonale d’un de mes pions, je peux prendre la pièce en question.

2. En racontant une histoire en fonction des événements sur le plateau, on obtient une nouvelle interaction :

Mécaniques → Fiction

Exemple : Quand mon fou prend un cavalier adverse, je raconte de quelle manière mon personnage bat ou capture celui de l’adversaire : Alors qu’El Zephir le cavalier blanc fonce sur Marduk le fou noir, celui-ci lève un nuage de poussière d’un coup de lance, aveuglant chevaucheur et destrier. Puis Marduk s’élance et perce le poitrail de la monture, qui se cabre de toute sa hauteur, désarçonnant El Zephir étourdit par le choc. Marduk approche alors, s’adressant à El Zephir l’oeil empli de haine : “Pour mes compagnons que tu as massacré” et l’empale, nappant la terre alentour d’une teinte écarlate.

3. Mais voici ce qu’il manque pour créer du Positionnement :

Fiction → Mécaniques

Exemple A : Ishtar se place en surplomb de ses ennemis, ce qui lui confère un bonus pour combattre avec sa lance.

Exemple B : Alors que Marduk Approche d’Uriel, ce dernier lui dit “Je ne veux pas te combattre, car tu as aidé les miens par le passé. N’y a-t-il pas moyen de trouver un arrangement ?” Alors le joueur de Marduk accepte de parlementer et donc d’éviter le combat.

Exemple C : Anahita sachant que ses adversaires sont possédés par une entité démoniaque décide de les combattre en essayant de les mettre hors d’état de nuire sans les blesser. Cela augmente la difficulté du combat, mais permet de sauvegarder les valeurs du personnage qui baisseraient d’un point si elle blessait des innocents, voire de deux points si elle les tuait (ce qui l’affaiblirait sur la durée).

4. Ainsi qu’un autre élément indispensable :

Fiction → Fiction

L’interaction “Fiction → Fiction” est également importante. On peut la trouver dans le jeu d’échec où l’on raconte une histoire mais si elle en est absente, cela risque de rendre le Positionnement fictionnel impossible.

Cela consiste à partager les éléments de la fiction et à échanger (personnages, décor, etc.) de manière à ce qu’un participant ne décide pas de tout, mais se heurte à la volonté des autres, lui créant une adversité respectant le principe de Czege3 et un panel de choix possibles motivés par la situation fictive.

Exemple A : Romain joueur du personnage William dit : « Je souhaite vous rendre la tiare afin de faire cesser la guerre. »

Christelle joueuse du personnage Margaret dit : « Suite à l’affront que vous nous avez fait subir, nous vous tuerons d’abord et la récupérerons ensuite sur votre cadavre. »

Exemple B : Romain dit : je dégaine mon épée pour intimider la reine blanche.

Christelle : j’ordonne aux gardes de l’empaler.

Fanny le MJ dit à Romain : le gardes se jettent sur toi pour t’occire de leurs lances.

Les points 3 et 4 sont les éléments fondamentaux si l’on veut créer du Positionnement fictionnel. Comme son nom l’indique, il s’agit de la partie du Positionnement lié à la fiction.

Positionnement fictionnel

Le Positionnement fictionnel, c’est l’ensemble des façons possibles d’aborder une situation fictive. Cela devient fondamental dans une partie quand la moindre nuance dans un choix effectué par un joueur est répercutée sur la suite de l’histoire avec ou sans l’aide de mécaniques de jeu.

Si en jouant à un jeu, vous vous rendez compte qu’il pourrait continuer d’avancer en supprimant les phases de fiction, cela signifie que les choix effectués par les joueurs pendant la fiction sont secondaires, voire, qu’il s’agit d’un épiphénomène. Cela tend à affaiblir voire à supprimer le Positionnement fictionnel.

De nombreux jeux fonctionnent sur ce principe et peuvent être très bons et procurer un vrai plaisir créatif et ludique. Je décortiquerai quelques jeux dans de futurs articles pour bien illustrer ces points de théorie.

En ce qui me concerne, je cherche à faire en sorte que le Positionnement fictionnel soit au coeur de mes parties et de mes jeux car je considère que la différence d’expérience entre les jeux qui produisent du Positionnement fictionnel et ceux qui n’en produisent pas est fondamentale : c’est par le Positionnement fictionnel que le joueur a le sentiment que ses choix sont ceux du personnage : parce qu’il est libre de ces choix et qu’il sera responsable de leurs conséquences dans le déroulement de l’histoire. C’est pour ça que je fais du jeu de rôle.

Si pour vous le Positionnement fictionnel a de l’importance, sachez que cette question a de nombreuses conséquences sur la conception d’un jeu, notamment quand le jeu offre un important partage de narration. L’analogie du jeu d’échecs devrait vous aider, n’hésitez pas à venir poser des questions.

1 « Positioning isn’t about which moves you choose, but which moves are available to you. If we’re playing Chess and I tell you a story about how much my people love their queen and how bloodily they’ll avenge her, it doesn’t change your available moves, right?

Taking my queen with your pawn is still a legal move, even if you decide not to do it. In Chess, my telling a story can’t change that. » http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/693#17815

2 “A player’s position is the total set of all of the legitimate gameplay options available to her at this moment of play. Positioning refers to the various factors and processes, including in-fiction, cue-mediated, and interpersonal, that determine a player’s position.”

Pour plus d’informations, lire les articles de fin 2012 de Vincent Baker sur le Positionnement (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/toc/newest

3 Le principe de Czege est une observation de Paul Czege disant que ce n’est pas passionnant de faire du jeu de rôle si les règles demandent à un joueur d’introduire et de résoudre à la fois un conflit.

Pour davantage de précisions, je vous encourage vivement à lire cet article de Eero Tuovinen, en anglais, qui complète mon article sur de nombreux points :

http://isabout.wordpress.com/2010/02/16/thepitfallsofnarrativetechniqueinrpgplay/

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10 Responses to L’analogie du jeu d’échec

  1. Excellent ! Merci Fred !

  2. Tu vois, t’étais correct dans le podcast. ;)

  3. GaëlNo Gravatar dit :

    Merci Fred pour cet article très clair et pédagogique, je comprends mieux le principe du positionnement et je pense que je pourrais mieux voir à l’avenir s’il est présent dans les jeux auxquels je joue.

    Et tu fais bien d’insister sur le fait qu’on peut trouver du plaisir à jouer des jeux qui ne proposent pas de positionnement (ce qui n’est pas ton cas, et c’est tout à fait acceptable). Au delà de ça, c’est effectivement un bon outil à maîtriser, soit pour décider si son jeu aura du positionnement ou non, soit pour faire en sorte de bien mettre en place le positionnement dans son jeu si on en a fait le choix.
    A ce propos, as-tu déjà écrit un article plus technique pour expliquer comment bien créer du positionnement dans son jeu ?

  4. SildoenfeinNo Gravatar dit :

    Je vais paraphraser pour être sûr que je suis : le positionnement fictionnel, c’est l’ensemble des « coups » possibles dans la fiction qui ne mettent pas en branle la mécanique du jeu ? Alors, le positionnement fictionnel est le coeur du freeform (du jdr sans mécaniques (explicites)) ? Donc on aurait le freeform à un extrême du spectre, avec uniquement du positionnement fictionnel, les jeux de société classiques (appelation aussi foireuse que jdr traditionnel) avec uniquement du positionnement mécanique à l’autre extrémité, et le jdr avec les deux, et surtout l’interaction entre les deux ? Est-ce bien cela le concept ?

    • Bonjour Sildoenfein,
      ce n’est pas tout à fait ça. Je pense que les coups possibles sont toujours en interaction : mécanique –> fiction ; fiction –> mécanique et fiction –> fiction (qui est l’interaction de la fiction avec les différentes volontés animées par les joueurs). Mécanique –> Mécanique n’est pas en soi du Positionnement.

      Pour ma part, je considère que le JdR freeform possède des mécaniques : le MJ décide de la réussite ou de l’échec des actions, par exemple ; ou le joueur décide des actions anodines et le MJ des actions importantes ; si le joueur décrit ses actions avec beaucoup d’implication et de descriptions, le MJ favorisera leurs succès, etc.
      De plus, je considère qu’utiliser un scénario et la manière de faire interagir les joueurs avec est une partie mécanique du jeu.

      Donc en réalité, les jeux de société n’ont pas de Positionnement, car pour qu’ils en aient, il faudrait que les mécaniques de jeu soient en interaction avec de la fiction.

      Pour que le Positionnement fictionnel soit présent dans la partie, il faut impérativement les points 3 et 4 : Fiction –> mécaniques et Fiction –> fiction.

      Donc en réalité, le Positionnement ne concerne strictement que le JdR, quelle qu’en soit sa forme. Certains jeux n’ont pas les points 3 et 4, mais ils font interagir Mécaniques –> Fiction. Peu importe comment on les appelle, ce n’est pas très important pour moi. On peut y prendre plaisir sans problème, mais je pense que le plaisir est différent d’un JdR où l’on a du Positionnement fictionnel. D’ailleurs, dans mes articles de théorie et de game design, je ne m’intéresse qu’aux jeux qui créent du Positionnement fictionnel.

      Note : mes flèches d’interaction ne sont pas strictement la même chose que les nuages et les dés de Vincent Baker : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/427
      car je mets en avant l’interaction entre participants et parce que j’étends les mécaniques aux éléments de système « invisibles », qui ne sont pas toujours écrits dans le bouquin de règles et qui établissent simplement la façon dont la fiction est explorée (comme « le MJ décide du résultat des actions des personnages ») alors que Vincent Baker tend à les placer comme des interactions nuage –> nuage.
      De plus, ce qui m’intéresse, c’est la manière dont ce qu’il se passe dans la fiction et dans les mécaniques de jeu s’influencent mutuellement pour créer du Positionnement, quand celui de Vincent Baker sert à décortiquer les règles que l’on utilise.
      Bref, nos deux types de schémas n’ont pas le même but.

  5. ChristophNo Gravatar dit :

    Hello

    Juste parce qu’on commet toujours une injustice en parlant du principe de lumpley, et maintenant du positionnement, en les attribuant à Vincent Baker, il s’agit en fait de deux concepts développés conjointement par lui et Emily Care Boss. En particulier le positionnement provient en fait d’Emily à la base, en parlant de freeform (en 2006 déjà).
    Voir: 2012-11-14 : Emily on Fictional Positioning et 2012-11-15 : Positioning: the Big Model vs Emily, reconciled.

  6. […] L’analogie du jeu d’échec […]

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