La résistance asymétrique
J’ai déjà parlé de la relation entre joueur et MJ comme la volonté et le monde. La réalité résiste, il nous est impossible, en tant qu’êtres humains, de casser un rocher à mains nues et pour convaincre quelqu’un il faut bien souvent du temps, des nerfs et de la sueur. Ce qui m’intéresse dans cet article, c’est la tension fertilisante qui existe entre différents participants. Le JDR donne une illusion de réalité en créant un rapport de force entre les différents participants, pour une bonne dynamique, il est important de créer une résistance saine. J’appelle cela la résistance asymétrique : elle fonctionne du fait que les rôles des participants diffèrent à une partie de jeu de rôle.
Ne pas confondre avec le « passage en force », la résistance asymétrique est une dynamique voulue par les participants. Une résistance saine utilise le système en tant que médiateur entre les participants, alors que le passage en force est la manière dont un participant impose ses idées à un groupe réfractaire, ou de telle façon que ça porte préjudice à d’autres participants en niant leur liberté ou leurs choix.
La résistance asymétrique est le contraire du consensus, le consensus est utilisé pour que tout le monde soit d’accord sur la partie jouée ensemble, éviter les grands désaccords et les fourvoiements de direction, mais cela ne signifie pas établir ce que la partie sera avant de la jouer, mais plutôt définir les limites et la démarche créative que l’on souhaite. Le consensus peut être recherché en amont d’une partie ou d’une scène, mais s’il est utilisé à tout autre moment de la partie, il tend à ramollir le jeu en se substituant à la résistance asymétrique, l’histoire ne menace plus de prendre une direction différente de celle désirée, elle se soumet aux envies des participants. Cela peut être intéressant de choisir le type d’histoire jouée, mais en aucun cas il n’est intéressant d’avoir un contrôle sur l’évolution de l’histoire.
La résistance asymétrique quant à elle se situe au cœur de ce qui est important : si les joueurs cherchent à accomplir une chose, il faudra d’autres participants qui s’y opposeront, qui leur donneront la réplique. La situation est la rencontre entre les personnages et le contexte. Si un seul joueur gère seul l’ensemble d’une situation, aucune résistance ne lui est opposée. Il faut donc des partenaires de jeux qui complèteront les situations. Le fait même qu’un autre participant ait la charge de contrôler des parties de la fiction auxquelles je n’ai pas accès constitue la base de la résistance asymétrique.
Le système de résolution constitue souvent le nœud de la résistance, mais il en existe d’autres : il peut s’agir de la mise en œuvre d’un cycle d’approbation : si mon personnage agit de façon héroïque, un autre participant me récompense, s’il juge que c’est bien le cas, d’un bonus. La résistance se situe ici entre l’adéquation avec la règle et la créativité dont fait preuve le premier joueur et le jugement du second. Plus le second sera exigeant et le premier peu imaginatif et plus la résistance sera rigide. Plus le second sera généreux et le premier imaginatif et plus la résistance sera souple. Mais l’important n’est pas d’avoir une résistance trop rigide, ce qui risquerait de décourager les participants, ni d’en avoir une trop souple également, sans quoi la partie risque de paraître fade (voir la question du consensus). Si vous n’avez aucune assurance d’avoir une résistance équilibrée, n’hésitez pas à instaurer une progression.
La résistance asymétrique, c’est la manière dont les interactions entre les personnes réelles rendent les issues incertaines des choix et propositions des participants. La résistance implique que chacun ne peut pas faire tout ce qu’il veut. La résistance asymétrique donne aux participants une emprise partagée et c’est ce partage qui fait que chaque personnage est limité.
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Confrontation : lorsque deux participants veulent des choses contradictoires, il y a Confrontation. Les systèmes de résolution visent à résoudre ces désaccords, grâce à l’impartialité du système. Les participants doivent avoir une prise sur le système de résolution. S’il fonctionne sans le concours des participants, ce n’est pas une résistance asymétrique, juste une résistance mécanique. Si un joueur peut faire abandonner l’autre, il y a rapport de force, que ce soit en l’intimidant, en négociant etc. comme nous allons le voir dans les points suivants. Dans le cas où c’est un seul joueur qui arbitre, il faut contrebalancer son pouvoir afin d’éviter que l’arbitraire de ses décisions ne rende la résistance trop rigide ou trop souple, inéquitable, voire consensuelle entre les participants.
On pourrait imaginer que la Confrontation est présente dans tous les jeux, mais ce n’est pas forcément le cas. Un jeu comme Breaking the Ice de Emily Care Boss fonde les échanges uniquement sur les interactions positives, l’incertitude reposant sur leur fréquence, leur quantité et la clémence des dés.
Dans Prosopopée, il existe des mécaniques de résolution qui ne mettent pas en opposition les participants entre eux, mais qui les opposent à une résistance mécanique.
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Compétition/défis : plusieurs participants se disputent un enjeu et usent de leurs ressources personnelles (logique, inventivité, calcul…) pour l’atteindre. Il y a jugement porté sur l’aptitude et la performance du participant. Les mécaniques qui permettent de surmonter cette résistance doivent être impartiales. Les participants créent les opportunités, estiment les risques, peuvent s’intimider, jouer au bluff, etc. Si cette résistance se joue sans les participants, elle n’est plus asymétrique, mais une résistance mécanique, comme cela peut arriver dans certaines pratiques n’offrant pas aux participants la possibilité d’influer sur le résultat des Conflits.
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Négociation/chantage : consiste pour un participant à mettre en balance plusieurs enjeux d’un autre participant, afin de lui imposer un choix dont on ne peut prévoir à l’avance lequel sera fait. Aucun choix ne doit être dénué de contreparties. Cela peut donner lieu à de véritables dilemmes, mais ce n’est pas obligatoire, le simple fait de promettre une perte induit un jugement de valeur sur le choix produit.
Cette dynamique est fortement prescrite par les règles de jeux comme Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, Polaris de Ben Lehman et bien d’autres. Elle prend racine dans la manière dont les situations se constituent et se trouve verrouillée durant les Conflits, afin que les joueurs ne puissent pas trouver d’autres moyens de faire et se confrontent donc à la situation comme à un choix difficile, plutôt qu’un problème auquel il faut trouver la meilleure solution.
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Séduction : un participant cherche à coller aux attentes d’un ou plusieurs autres, ou à les surprendre positivement. La séduction doit s’inscrire dans le respect d’un canon esthétique et le développer, ou doit chercher à entrer en résonance avec la sensibilité des participants.
Dans Prosopopée, les joueurs doivent se récompenser quand l’un d’entre eux narre quelque chose qui leur plait. Les joueurs sont donc invités à accorder de l’importance à la qualité de leurs narrations et à explorer leur créativité.
Dans Breaking the Ice, le Guide récompense le Joueur actif quand celui-ci met son personnage à son avantage ou quand il agit de manière flatteuse envers le personnage du Guide. Ici, la séduction joue par résonance avec le processus de séduction entre deux personnes.
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Sympathie/antipathie : les participants, feront en sorte d’attirer la sympathie d’un joueur pour un personnage en dévoilant qui il est, son histoire, ses faiblesses et ses souffrances. Il peut également jouer sur l’antipathie et plus subtilement sur un jeu de sympathie/antipathie du personnage qui commet des actes immoraux mais avec de bonnes raisons, ou l’inverse. C’est généralement par les actes des personnages que se joue cette résistance.
Zombie Cinema de Eero Tuovinen donne une certaine importance à cette dynamique : le principe de « soutien » demande au joueur de prêter son dé gratuitement à un autre joueur pour augmenter ses chances de résoudre favorablement un Conflit. Ce qu’éprouve le joueur qui soutient envers le personnage tendra à justifier son choix. La mécanique de sacrifice joue d’une façon similaire, car elle permet de sauver la vie à un personnage. Un joueur ne le fera pas pour n’importe quel personnage, car cela peut mettre en danger, voire faire mourir le sien.
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Rétention/fascination : cette résistance tire parti des mystères et des secrets. Elle met un participant en position de force (généralement le MJ), car il possède des informations que les autres n’ont pas et dont le but est de les amener à s’y intéresser, à créer une soif de découverte ou de compréhension. Il distillera les informations en fonction des choix des autres participants. Le but est d’utiliser ces moyens pour intriguer le joueur et le faire aller de l’avant. Il est important que les autres participants aient en contrepartie des espaces de créativité et une emprise sur certains enjeux afin d’éviter d’avoir l’impression d’être menés par le bout du nez. Il est préférable que les informations soient données selon un procédé transparent ; pas consensuel, mais le sentiment que le don d’information est arbitraire peut nuire à la l’implication des joueurs.
Sens Renaissance de Romaric Briand utilise ce procédé, car les secrets du monde ne se dévoilent que petit à petit et seul le MJ en est le gardien. C’est un procédé courant dans le monde du JDR, mais il confine souvent au participationnisme ou à l’illusionnisme, ce qui n’est pas, à mon avis la meilleure façon d’en tirer parti…
Innommable de Christoph Boeckle dans ses versions 007 à 009 utilise également ce procédé pour faire aller les joueurs de l’avant : le MJ a préparé une menace qui se dévoile progressivement par des indices et des évènements ambigus. Les joueurs ont une prise indirecte sur la nature de la source de la menace (généralement, un secret occulte, une créature indicible), par l’intermédiaire de monologues faisant sombrer les personnages entre surnaturel et folie, ils donnent forme à la menace. Le MJ, lui contrôle essentiellement les adversaires : humains voulant tirer parti de la source.
C’est assez rare, mais je suis convaincu qu’il est possible de donner des informations secrètes à plusieurs participants et de les intégrer à la partie petit à petit.
Il existe d’autres relations un peu différentes, plus ou moins fonctionnelles :
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Participationnisme : un des participants (le MJ) connaît l’histoire à l’avance et les autres joueurs acceptent de la suivre, quitte à sacrifier leur liberté. Ils s’efforcent de coller aux attentes de celui qui dirige. Il est important que les joueurs aient pleine connaissance du fonctionnement de la partie et qu’ils l’acceptent, sans quoi, il peut y avoir friction. Ce principe joue donc sur un consensus, avec toutefois un enjeu de taille : celui qui dirige a pour tâche de donner aux autres quelque chose qui leur plait suffisamment pour justifier son contrôle sur l’Espace Imaginé et Partagé. Il s’agit souvent d’une forme de rétention/fascination poussée jusqu’à l’extrême. La différence se situe à l’endroit que la rétention peut être produite sur des éléments indépendants des choix des joueurs, alors que le participationnisme s’efforce de faire s’accomplir la destinée des personnages avec la complicité des joueurs.
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Illusionnisme : le MJ fait croire aux joueurs qu’ils sont libres, mais il orchestre tout secrètement. Les choix des joueurs n’ont pas de réelle importance puisqu’ils mèneront toujours là où le MJ l’a prévu. L’illusionnisme constitue un rapport de force vicié, car l’enjeu est généralement trop grand pour le MJ pour pouvoir maintenir l’illusion en permanence. Dès que les joueurs s’en rendent compte, le jeu risque d’être rompu pour eux. L’illusionnisme compile un ensemble de Techniques visant à cacher la manière dont les décisions sont véritablement prises, par exemple, le MJ décide des niveaux de difficulté sans en parler aux joueurs afin de pouvoir les modifier secrètement et ainsi décider ce qui réussit et ce qui échoue conformément à l’histoire qu’il veut obtenir, sans se soucier réellement des résultats des dés. Les joueurs, eux, lancent leurs dés pensant que le résultat importe, ce qui n’est pas le cas. Si les joueurs se rendent compte que ça ne sert à rien, ils n’auront plus d’intérêt à lancer les dés.
Il est important de garder à l’esprit que les différents rôles mis en œuvre n’ont pas besoin d’être figés sur toute la durée d’une partie, il peut y avoir alternance : le joueur jugeant devient le joueur jugé, celui qui dresse les confrontations peut devenir celui qui les subit en cours de partie, etc.
Une séance de JDR n’utilise généralement pas qu’une seule de ces résistances asymétriques. Il n’est pas évident de prédire quelle sera la résistance asymétrique à l’œuvre durant une partie et pour les créateurs de jeux, je suggère de vérifier pendant les parties les dynamiques à l’œuvre pour les renforcer ensuite.
Je n’ai jamais vu une partie toutes les mêler sans créer des clivages entre les participants, mais on peut facilement en mélanger jusqu’à trois. Elles sont liées aux démarches créatives, mais on ne peut pas les y limiter : un jeu de rôle qui soutient une démarche créative « story now » comme Zombie Cinema fonctionne par un mélange de Confrontation (les joueurs sont souvent en opposition, les mécaniques de résolution de Conflit permettent de les départager), de sympathie/antipathie (les autres joueurs choisissent de soutenir un joueur en fonction de la situation, la sympathie/antipathie pour le personnage jouant un grand rôle ; le fait de pouvoir se sacrifier pour sauver un PJ fonctionne aussi sur ce principe) et de négociation (la règle de sacrifice et le choix de lancer ou non un Conflit peuvent amener les joueurs à privilégier un choix en sacrifiant autre chose).
Breaking the Ice fonctionnant selon une proposition créative similaire à Zombie Cinema n’utilise pourtant pas la Confrontation et place la séduction au premier plan. Il peut donc y avoir des différences nettes de résistances asymétriques dans des jeux soutenant le même type de démarche créative.
Chaque partie de Zombie Cinema se centre plus sur certaines résistances asymétriques que sur d’autres, certains pourront faire des efforts pour rendre leurs personnages sympathiques quand d’autres se concentreront sur la négociation/chantage.
Les questions que l’on doit se poser lors d’un game design, sera qui assume quel part de ces schémas : sont-ils plusieurs à assumer le même rôle ? Ou est-ce une personne indépendante ? Cette organisation peut-elle changer pendant la partie ? Y a-t-il des exceptions ?
C’est en différenciant les rôles et les tâches des participants, que ce soit de façon temporaire ou permanente, que vous produirez ces dynamiques de résistance asymétrique. Quand vous avez repéré celles qui prédominent dans les parties de votre jeu, vous devriez parvenir plus facilement à discriminer les techniques qui y sont appropriées et celles qui les parasitent.
Par exemple, il peut être difficile de faire fonctionner une résistance fondée sur la séduction s’il y a une compétition qui positionne un participant à la fois comme juge et compétiteur, tout comme l’utilisation de secrets peut donner aux joueurs le sentiment que les choix d’un « chantage » ne sont pas les seuls possibles et qu’en creusant ils pourront contourner le dilemme proposé…
Les commentaires sont toujours les bienvenus.
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« en aucun cas il n’est intéressant d’avoir un contrôle sur l’évolution de l’histoire. »
Je trouve cette affirmation un peu excessive, et pas vraiment en lien avec le reste de l’article. Par exemple un système de points à dépenser à la FATE est purement un outil de contrôle pour les joueurs et leur permet d’adopter une posture d’auteur, déplaçant la résistance à ce niveau-là.
Je pense aussi à l’exemple de la X-card, qui est un droit de veto pour les joueurs et aide à la sécurité émotionnelle.
Salut Failix, en fait, je parle surtout de jeux à monologues succesifs, ce qui a tendance à limiter tout Positionnement. J’ai vraiment du mal avec ça, mais ce n’est que mon opinion.