Dans certains jeux, le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent coexister. L’une des façons d’y arriver consiste à faire passer le joueur d’un focus de narrateur externe à un focus interne. L’articulation peut passer par les pensées, les souvenirs, les perceptions du personnage, etc.

L’intériorité du personnage peut être un pont entre le joueur et son avatar. C’est en cela que le mode Auteur peut, dans certains cas spécifiques, être plus proche de la volonté du personnage que ce que le concept sous-entend initialement, comme dans Shades de Victor Gijsbers ou Prosopopée.

Le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent donc s’articuler au sein d’un même jeu. C’est ce que je vais à présent illustrer par l’intermédiaire cinq exemples :

  1. Innommable : des monologues pour ébranler les structures du réel
  2. Prosopopée : créer et explorer un monde pour résoudre ses déséquilibres
  3. Shades : être en conflit sur notre vision d’un passé commun
  4. Les Cordes Sensibles : des scènes en mode Auteur pour nourrir les enjeux et intérêts du personnage
  5. Microscope : la petite histoire tisse la grande

1. Innommable : des monologues pour ébranler les structures du réel

Innommable de Christoph Boeckle est un jeu qui se joue surtout en plaidant pour son personnage, dans la mesure où l’on joue des personnages ordinaires en partage de Responsabilités plutôt serré (mis à part que l’on peut raconter l’issue des lancers de dés) dans un effort de survie face à des manifestations surnaturelles.

Rien n’empêche a priori un joueur de malmener gratuitement son personnage sans le concours du MJ et des autres joueurs, mais ce n’est qu’une façon de jouer parmi d’autres.

Une des mécaniques au centre du jeu consiste à raconter un monologue surnaturel pour pouvoir piocher plus de dés (et donc être moins à la merci des dangers en augmentant nos chances de succès dans les conflits).

Il peut s’agir de rêves, de visions, puis de découvertes occultes autorisant le PJ à utiliser la source surnaturelle à son avantage.

Le MJ laisse libre dans sa préparation la forme des manifestations surnaturelles. Pendant la partie, le MJ est invité à réincorporer les éléments de son choix, parmi les monologues des joueurs, dans la partie.

Pour le joueur, raconter qu’il se voit dans le miroir avec des yeux de chèvre est un exercice de distanciation avec son personnage qui a pour but de gagner un avantage aux dés en apportant de la Couleur surnaturelle à la partie.

Mais quand le MJ lui raconte que les cultistes arborent eux-aussi des yeux de chèvre ou que les gens bêlent au lieu de parler, un sentiment de vertige germe à propos de “qu’est-ce qui est réel et qu’est-ce qui ne l’est pas ?”.

La parenthèse en mode Auteur permet de produire un flou quant à la nature même de ce qui est réel et de ce qui est de l’ordre du désordre mental du PJ. Si l’on joue en plaidant pour son personnage, les monologues surnaturels viennent donner de la matière au MJ pour enrichir la situation en enjeux et intérêts avec lesquels en découdre, notamment : qu’est-ce qui est vraiment réel, en quoi puis-je avoir confiance, que puis-je croire et qu’est-ce qui compte à partir de maintenant pour mon personnage et moi-même ?

Les pensées et les rêves du personnage se mêlent à la réalité, rendant ces deux dimensions perméables.

2. Prosopopée : créer et explorer un monde pour résoudre ses déséquilibres

Le jeu propose d’explorer un monde qui ne préexiste pas et du fait du large partage de Responsabilités dévolu aux joueurs, cela autorise le mode Auteur. Formellement, les participants endossent le rôle, d’une part, de divinités qui peignent un monde et d’autre part, de divinités qui s’incarnent dans des humains pour l’explorer et résoudre ce qui pose problème.

Quand un participant aime ce qu’un autre dit, il donne un dé qui permettra plus tard de tenter de résoudre les Problèmes à s’insinuant dans le monde narré collectivement.

Ce qui crée une passerelle entre le mode Auteur et Plaider pour son personnage dans Prosopopée, c’est que certains joueurs (appelés Médiums) sont présentés comme des divinités incarnées dans un personnage humain. Le passage d’un mode de jeu à l’autre (le mode Auteur et la Plaidoirie pour son personnage susnommées) coïncide avec la situation des personnages fictifs (divinité incarnée dans un humain).

En jeu, le joueur-Médium décrit ce que fait son personnage tout en dépeignant le monde autour de lui.

Le fait de chercher à résoudre les problèmes auxquels font face les populations humaines (les fameux déséquilibres) place le joueur en position de Plaider pour son personnage.

On est dans un cas typique où le mode Auteur et Plaider pour son personnage peuvent cohabiter, voire, s’articuler de façon relativement libre.

Le joueur peut donc décrire une vallée enneigée, puis raconter comment son personnage l’arpente.

Pour le joueur-Médium, la création de l’environnement que découvre son personnage est censée se faire en priorité en interaction avec ce qu’il perçoit et ce qu’il fait. Mais cela n’empêche pas le joueur de simplement décrire des figurants, de les faire agir ou de décrire le décor en omettant son personnage s’il le souhaite. De plus, il peut raconter les conséquences de ses actes (s’ils ne concernent pas la résolution d’un Problème), ce qui tend à le placer en position extérieure à son personnage.

D’autres participants nommés Nuances (les participants qui ne jouent pas un seul personnage) jouent les figurants (équivalent aux PNJ) et décrivent le décor en priorité, mais la résistance asymétrique de type “séduction” opère entre tous les participants1 grâce au don de dé.

Les Nuances jouent-elles forcément en mode Auteur ? Une Nuance peut résoudre des Problèmes en incarnant à loisir un figurant, il lui est donc possible de prendre un rôle très proche de celui que l’on nomme “joueur” dans un JdR plus classique.

Comme tout le monde a pour objectif de résoudre le Déséquilibre et que l’adversité est gérée par la mécanique et les transactions de dés, et non par un participant dévoué, le rôle des Nuances est un peu à part. Il consiste à donner de la matière aux autres participants pour les aider à avancer sur leur quête en enrichissant le monde et en en jouant les figurants. Sans les Nuances, il manquerait clairement quelque chose au jeu (le décor et les PNJ tendraient à s’appauvrir considérablement, alors qu’ils ont une importance capitale ; sans Nuances, la partie jouée ressemblerait à un tableau vaguement esquissé, pauvre en détail).

En tant qu’auteur du jeu, dans mon expérience :

  • Dans certaines parties, j’ai vu des joueurs rester très proches de leurs PJ dans leur façon d’investir le partage de Responsabilités. Dans ce cas, les Nuances doivent souvent prendre un rôle plus proche de celui de MJ et répondre à la moindre action d’un joueur en révélant le décor, en jouant les figurants, en proposant des enjeux que les Médiums tenteront de résoudre et en révélant des éléments d’intrigue. Dans ce cas, Plaider pour son personnage devient central. Mais ce n’est pas une façon très satisfaisante de jouer à Prosopopée, car un partage de Responsabilités plus large fluidifie la production d’histoire et favorise la complémentarité des imaginaires.
  • Dans d’autres parties, j’ai vu des joueurs prendre plaisir à se lancer dans de longs monologues descriptifs, cherchant à séduire à tout prix leurs camarades en prenant le jeu comme un pur exercice créatif. Ces joueurs-là profitaient au maximum du large partage de Responsabilités du jeu, quitte à laisser leur personnage derrière. De tels joueurs sont usuellement plutôt à l’aise dans un pur mode Auteur et peuvent trouver les enjeux de résolution de Problèmes superflus. Avec seulement des joueurs comme ça autour de la table, le rôle de Nuance peut sembler moins nécessaire.
  • Pour ma part, j’ai tendance à contribuer par petites touches en essayant de jouer en complicité avec les autres participants sans chercher à briller ou à me mettre en surplomb du reste du groupe. Je cherche à jouer en harmonie avec les autres participants, valoriser leurs propositions, les encourager si besoin.
  • Je pense qu’il existe tout un spectre entre ces trois façons de jouer au jeu, notamment parce que l’on peut passer assez rapidement d’une narration en mode Auteur à des actions orientées clairement vers la résolution de problèmes. La façon dont un participant joue peut exiger des autres qu’ils s’adaptent et tirent la couverture vers plus de mode Auteur ou vers plus de plaidoirie pour son personnage.

En fin de compte, je pense que Prosopopée offre la possibilité aux groupes de trouver leur point d’équilibre entre mode Auteur et Plaider pour son personnage. Ça ne signifie pas qu’ils y arrivent systématiquement, ça marche souvent mieux à la deuxième partie ensemble, mais le jeu offre une certaine plasticité entre les deux modes. C’est quand l’écart entre les façons de jouer des participants est trop grand que le jeu peut en pâtir. Heureusement le manuel donne beaucoup d’explications sur le fonctionnement pratique du jeu.

3. Shades : être en conflit sur notre vision d’un passé commun

Shades de Victor Gijsbers propose aux joueurs de raconter par des monologues des scènes de leur passé commun, menant à leur trépas.

Le jeu en monologues oriente souvent le jeu hors des intérêts du personnage, mais Shades parvient à nous y ramener en plaçant au cœur de ces monologues de souvenirs un enjeu fort : les points de vue de chacun, la façon dont ils se contredisent, génèrent une réalité complexe et placent les personnages, (ceux que l’on joue au présent, les fantômes) dans des positions de persécuteur, de salaud, de victime etc. à l’égard du drame passé.

Donc, dans les scènes du passé qu’il invente, le joueur Positionne son personnage et celui des autres. Il défend ses intérêts d’une façon très inhabituelle : en le faisant agir à travers le récit de scènes du passé.

La mémoire du personnage devient un pont entre celui qu’il est aujourd’hui (un fantôme) et ses actes dans le passé. C’est un moteur de jugement moral entre plusieurs niveaux d’action2.

4. Les Cordes Sensibles : des scènes en mode Auteur pour nourrir les enjeux et intérêts du personnage

Dans une partie des Cordes Sensibles, les joueurs peuvent choisir parmi différents types de scènes. Les scènes de Développement sont cadrées par un autre joueur que celui qui est au cœur des enjeux. Ce joueur (appelé Metteur en scène) crée une situation dans laquelle le PJ est confronté entre-autres à ses problèmes et à ses relations.

Ces scènes sont les plus fréquentes et placent le joueur en position de Plaider pour son personnage, car il doit prendre des décisions parfois critiques au sujet de choses qui comptent pour son PJ (et qui sont détaillées sur sa fiche de personnage).

Le joueur peut également choisir de cadrer lui-même une scène pour son personnage, parmi ces différents types :

  • Initiative
  • Solitude/Quotidien
  • Flashback
  • Rêve
  • Réaction
  • Aiguillage

Le fait de cadrer la scène (qui est d’ordinaire une prérogative du MJ dans les pratiques plus classiques du JdR) permet au joueur d’orienter l’histoire dans le sens qui l’intéresse. C’est donc une opportunité de prendre le pouvoir sur cet instant de vie. Par exemple, une scène d’initiative peut lui servir à entreprendre une action en orientant la situation d’une façon favorable ou non. Si la situation est défavorable, il y a de fortes chances pour que le joueur emploie – volontairement ou non – le mode Auteur. Puis, si des PNJ ou d’autres PJ intègrent la scène, ils doivent être interprétés par d’autres joueurs, replaçant le joueur principal en position de Plaider pour son personnage.

Parmi ces scènes, celles de solitude, de flashback et de rêve sont souvent des monologues, offrant au joueur un parfait contrôle sur les événements et sur la situation. Ce sont donc des scènes entières qui sont racontées en mode Auteur. Elles s’articulent de façon avantageuses avec le fait de Plaider pour son personnage le reste du temps, car elles permettent au joueur d’approfondir son personnage, son histoire, sa psychologie, mais aussi d’orienter l’histoire dans une direction qui l’intéresse. Ce faisant, tout ce qu’il va introduire dans ces moments en mode Auteur : les problèmes, relations, pensées, comportements… tout pourra être réutilisé par la suite par les futurs Metteurs en scène de ses scènes de Développement.

Il s’agit donc de passages où le joueur se met en position de “scénariste” pour enrichir son personnage, ses relations et ses problématiques, parfois bien au delà de sa fiche de personnage et pour apporter de la matière qu’il pourra aborder dans la suite de l’histoire en plaidant pour son personnage cette fois-ci.

On pourrait se demander si ça ne contrevient pas au Principe de Czege3, principe particulièrement utile lorsque l’on cherche à Plaider pour son personnage. Tout d’abord, le joueur n’est pas tenu de créer des problèmes dans ses monologues, mais dans les faits, ça arrive souvent. En revanche, ce sont les autres joueurs qui vont interpréter les propositions du joueur principal pour les réincorporer plus tard. Et grâce à ce travail d’équipe, le joueur ne pose pas lui-même son adversité. Il donne des pistes, il crée des PNJ, des relation, un passé, et laisse les autres les utiliser contre lui. Des choses positives peuvent d’ailleurs être réutilisées de façon négative et inversement.

5. Microscope : la petite histoire tisse la grande

Microscope de Ben Robbins offre de jouer des scènes – à la façon de vignettes – à propos d’individus composant une fresque racontant l’histoire d’un peuple. Rien n’interdit de jouer des scènes en plaidant pour son personnage (mis à part le fait que chaque scène est un peu scriptée à l’avance pour l’intégrer dans la logique à grande échelle du jeu). La structure même du jeu tend à nous dissocier des intérêts des personnages, du fait qu’on en change sans arrêt, que les enjeux des uns peuvent être décorrélés, mais surtout que le jeu nous pousse à faire des liens entre les différentes scènes des différentes époques, à la manière d’un auteur, pour penser la grande Histoire avant la petite4. En quelque sorte, le jeu nous demande de réfléchir pendant qu’on joue à comment rattacher les événements entre-eux en les justifiant a posteriori pendant que l’on joue notre personnage5.

***

Il existe sans doute de nombreuses autres façons de combiner ces modes, je suis parfois surpris par la façon qu’a un JdR en mode Auteur de me plaire en y jouant, alors que jamais je ne lui aurais donné sa chance si j’avais lu le bouquin avant (je pense à Shades et Sandbucket, par exemple).

J’espère que ces exemples sont suffisamment éloquents pour aider à y voir plus clair quant aux articulations possibles entre mode Auteur et Plaider pour son personnage.

Questions et commentaires bienvenus !

1Voir l’article précédent de la série : Mode Auteur et plaider pour son personnage #3 : du côté du MJ https://www.limbicsystemsjdr.com/mode-auteur-et-plaider-pour-son-personnage-3-du-cote-du-mj/

2Vous pouvez entendre un rapport de partie de Shades en écoutant le podcast de la Cellule n°47, intitulé : Shades de Victor Gijsbers https://www.lacellule.net/2016/10/podcast-one-shot-n47-shades-de-victor.html

3Ce principe, attribué par les membres du forum The Forge à Paul Czege, auteur de My Life with Master, The Clay that Woke (entre autres…) dit que c’est ennuyant de préparer des défis ou de l’adversité et de surmonter soi-même cet obstacle. Autant dire que le principe ne vaut que pour les jeux et pratiques où l’on défend les intérêts de son personnage.

4Si vous avez une expérience différente du jeu, n’hésitez pas à témoigner, la mienne s’est révélée assez fastidieuse, je dois dire. Ce n’est pas pour autant que ce n’est pas un jeu prisé et réputé dans les milieux connaisseurs.

5À noter qu’on fait souvent ça dans Prosopopée aussi,

 

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