Depuis que j’aborde ces questions, je me concentre sur les joueurs. Or le MJ joue un rôle fondamental dans la différenciation entre mode Auteur et Plaider pour son personnage.

Aujourd’hui, nous nous aventurons de l’autre côté du miroir.

Par MJ, j’entends aussi bien le rôle classique du MJ qui prépare un scénario pour le révéler aux joueurs pendant la partie ; que le rôle du MJ “joueur de basse1” ; le MJ en pure impro2 ; le MJ tournant3 ; le cadreur de scène4, etc.

MJ et défendre les intérêts d’un personnage

Dans un jeu ou une pratique qui valorise le fait de Plaider pour son personnage, la résistance et l’altérité sont des éléments centraux.

Le MJ lui-même peut temporairement défendre les intérêts des PNJ, mais il a généralement un rôle en surplomb de la volonté de ces personnages, parce qu’il possède d’autres objectifs pendant la partie : révéler son scénario (ou son intrigue), conduire les joueurs là où le scénario l’a prévu ou au contraire transformer le scénario pour suivre les décisions des joueurs, créer des situations intenses, poser des enjeux, des obstacles ou une forme de tension dans l’histoire, faire de belles descriptions pour impliquer les joueurs dans l’univers, révéler l’univers…

De là à dire que le MJ joue toujours en mode Auteur, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. En effet, l’interaction entre le MJ et les joueurs est soutenue par différentes résistances asymétriques (liste non-exhaustive):

  • Confrontation : Les joueurs font face à des adversaires ou des épreuves à surmonter. Le MJ contrôle ces adversaires et définit les épreuves pour ne pas que les joueurs obtiennent ce qu’ils souhaitent sans effort et sans enjeu.
  • Compétition/défis : La compétition peut se faire entre joueurs, auquel cas un arbitre peut être bienvenu. Le MJ contrôle l’adversité et les obstacles afin de mettre le joueur à l’épreuve et lui permettre de se surpasser et de briller. Il rendra possible la gestion du risque, les décisions tactiques, la perspicacité du joueur en lui opposant des défis qui mettent à l’épreuve son intelligence (au sens large).
  • Négociation/chantage : Le MJ utilise les PNJ (mais pas seulement) pour faire pression sur le joueur, en menaçant ce à quoi il tient et en le mettant face à des choix difficiles. Le joueur sera amené à payer le prix ou à faire des sacrifices pour sauver ce qui compte.
  • Séduction : Le MJ est en position de juger les décisions des joueurs et d’en valoriser certaines et pénaliser d’autres. Ainsi les joueurs doivent redoubler de créativité pour parvenir à obtenir sa validation (ou pour obtenir un bonus ou plus encore).
  • Sympathie/antipathie : Le MJ peut juger le caractère sympathique ou antipathique des PJ et faire réagir ses PNJ en conséquence. Il peut aussi jouer sur la sympathie ou antipathie que dégagent ses PNJ pour créer de l’enjeu.
  • Rétention/fascination : Le MJ, de par ses descriptions et révélations, cherche à émerveiller le joueur en créant du mystère et des révélations éclatantes dans le but de le pousser à la découverte, l’investigation et le mettre devant l’abîme. Le joueur doit se montrer persévérant et subtil, car le MJ ne leur dévoilera pas ses secrets sans un effort et de la perspicacité de sa part.

Autrement dit, pour que les joueurs puissent défendre les intérêts de leurs personnages, il faut que ces intérêts soient menacés ou mis à l’épreuve. Ce rôle est majoritairement tenu par le MJ (y compris si les joueurs tiennent ce rôle chacun leur tour au fil de la partie).

Le MJ est ce participant qui peut “chatouiller” les autres (car se chatouiller soi-même marche rarement ou pour certaines personnes seulement). C’est sans doute dans ce cas que la présence d’un participant qui joue pour mettre les autres à l’épreuve se justifie le plus.

Pour mieux comprendre mon histoire de “chatouilles” : dans la construction d’une histoire, l’adversaire est celui qui génère des enjeux et qui incite le protagoniste à changer. Cela fait partie de la fonction fondamentale du MJ en JdR, qui, si elle est endossée par le joueur lui-même en même temps que l’interprétation de son personnage lorsqu’il joue en mode Auteur transforme radicalement l’expérience vécue, du fait de placer le joueur en surplomb par rapport à son personnage. Le MJ est la condition sine qua non de la possibilité de l’altérité et de faire que le Monde résiste5.

Quand le rôle du MJ est tournant ou réparti parmi les joueurs, celui qui tient ce rôle est amené à mettre temporairement la défense des intérêts de son PJ entre parenthèse pour permettre aux autres participants d’éprouver altérité et résistance intradiégétique avec le recours de la synesthésie6.

Le rôle du MJ ne se limite bien sûr pas à offrir adversité et résistance, mais c’est par ce moyen qu’il permet aux joueurs de défendre les intérêts de leurs personnages. Pour aller plus loin, imaginons un MJ qui décide de mettre en danger un proche d’un PJ. Il s’attend à obtenir une réaction de la part du joueur. Si le joueur ne tient pas à cette relation, s’il réagit pour faire plaisir au MJ ou s’il réagit en surplomb de son personnage, par exemple pour raconter une jolie scène, le MJ peut avoir un impression d’échec ou que son intervention est vaine ou improductive. L’approbation se joue donc aussi à de nombreux niveaux entre MJ et joueur.

Si le MJ attend des joueurs qu’ils se montrent prudents et inventifs pour déjouer ses pièges, mais que ceux-ci cherchent seulement à illustrer à quel point leurs personnages sont classes, cela risque de ne pas être très satisfaisant pour les deux parties.

Le rôle du MJ vaut parce que ses propositions résonnent chez les joueurs (et inversement), qu’il sent que ses flèches atteignent le joueur, l’ébranlent, l’émeuvent, l’émerveillent, lui permettent de prouver sa valeur, de se dépasser, de ressentir la pression du danger, le déstabilisent, l’éblouissent, le fascinent… si le joueur y est insensible ou semble appréhender le jeu différemment, il y a sans doute une mise au point à faire sur les attentes de chacun.

Bien entendu, les joueurs s’émeuvent et s’émerveillent entre-eux. Ils n’ont pas besoin de MJ pour ça. Ils ont besoin de lui pour créer l’asymétrie, la résistance, l’altérité, etc. qui permettent de créer une connexion entre le joueur et son personnage et de faire sien les enjeux et les ressentis de ce dernier pour tenter de se positionner dans la fiction.

MJ et mode Auteur

Le mode Auteur se situe fréquemment dans ce que l’on appelle les jeux “strictement sans MJ” ou “tous MJ” (comprendre : où tout le monde est MJ). Ce sont des jeux dans lesquels ne sont explorés ni la séparation entre le personnage et le monde, ni l’altérité, mais bien d’autres choses.

Souvent, dans de tels jeux, les joueurs ont une répartition égale ou structurée des Responsabilités du MJ. On ne peut pas vraiment parler de rôle du MJ tel que je l’ai développé dans la première partie de cet article. Quand le jeu ressemble à un conte collaboratif à la manière du jeu Il était une fois où les raisons de faire ou dire quelque chose sont externes aux intérêts des personnages, dans ce cas le rôle de MJ “chatouilleur” n’est plus nécessaire. Est-il encore pertinent de faire la distinction joueur/MJ dans ce cadre ?

Il existe sans doute des jeux qui sortent du schéma “sans MJ/tous MJ” et qui se jouent en mode Auteur. Parfois, des jeux qui ne contraignent pas de jouer d’une façon ou d’une autre peuvent être appréhendés en mode Auteur par tout ou partie des participants pour faciliter le fonctionnement de la partie.

Quand tous les participants jouent en mode Auteur, alors tout le monde autour de la table joue pour des intérêts externes aux intérêts des personnages, comme créer une histoire intéressante et riche en rebondissements7 (Fiasco de Jason Morningstar), gagner le jeu8 (Capes de Tony Lower-Basch), dépeindre de jolis tableaux évocateurs (Prosopopée peut être joué entièrement comme ça, mais il offre aussi la possibilité de Plaider pour son personnage ; La Clef des Nuages de [kF] est peut être encore plus proche de l’idée – n’hésitez pas à confirmer ou infirmer mon hypothèse en commentaires – etc.

De ce fait, les attentes de chacun trouvent une réponse dans la façon de jouer des autres et évite l’insensibilité aux “chatouilles” des autres participants et donc le manque d’approbation pouvant induire un sentiment de vacuité de l’exercice du JdR.

Ces deux formes sont-elles incompatibles ?

Le mode Auteur et Plaider pour son personnage sont des formes de JdR qui s’excluent par défaut, mais il n’est pas difficile d’en changer d’un jeu ou d’une pratique à l’autre. Sur une partie complète leur cohabitation peut être problématique.

Par exemple : si le MJ agresse mon PJ, qu’il est en attente d’une réaction de défense de ma part, mais qu’au contraire j’en rajoute une couche, nos attentes se heurtent.

Se pose surtout la question des goûts et préférences personnelles : en ce qui me concerne, préférant largement jouer au JdR pour incarner un personnage et défendre ses intérêts, je prends assez peu de plaisir en mode Auteur (sauf exceptions : par exemple, j’ai pris beaucoup de plaisir lors de ma partie de Sandbucket, un JdR de Guillaume Jentey et Matthieu B en mode Auteur qui parvient, de par ses narrations échevelées à me faire apprécier ne pas plaider pour mon personnage, parce qu’il parvient à créer des parties extrêmement fun).

Comme nous le verrons la prochaine fois, ces deux formes ne sont pour autant pas impossibles à mélanger dans un jeu ou dans une pratique et qu’il peut se révéler de nouvelles richesses, c’est le but de mes explorations et de celles d’autres auteurs qui aiment pousser les portes des possibles dans le domaine du JdR.

Questions et commentaires bienvenus.

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1Tel que Ron Edwards décrit le rôle du MJ dans Sorcerer : un MJ qui accompagne les joueurs et leur laisse la direction de l’histoire, en utilisant généralement une préparation de partie ouverte (de type “situation initiale” ou par “bangs”).

2À la façon de Lady Blackbird de John Harper.

3Comme formalisé dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman/PH Lee.

4Chaque joueur remplit à tour de rôle la tâche de cadrer une scène, tel que décrit dans Zombie Cinema de Eero Tuovinen.

5Je fais ici toujours référence au concept de Romaric Briand “la Volonté et le Monde” : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/

6Voir les articles La Synesthésie et Retour sur la Synesthésie : https://www.limbicsystemsjdr.com/de-la-synesthesie-en-jdr/ ; https://www.limbicsystemsjdr.com/retour-sur-la-synesthesie/

7Jouer pour créer une bonne histoire au point de ne pas défendre les intérêts de son personnage est du mode Auteur. Cela ne signifie pas que la démarche narrativiste fonctionne de cette manière : comment appréhender des choix moraux si l’on se tient à distance de ce qui compte pour le personnage ?

8Je ne considère pas que vouloir gagner le jeu implique forcément de jouer pleinement en mode Auteur. Si c’est fait en accord avec les intérêts du personnage, c’est totalement compatible avec le fait de Plaider pour lui et de jouer en Combativité. Un jeu comme Capes désolidarise la fiction des mécaniques et rend donc la fiction accessoire et inféodée aux décisions mécaniques des participants. Alors que d’autres pratiques du JdR font l’inverse.

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