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Ce deuxième article aborde l’autre versant de la compensation : le lâcher-prise.

Si vous n’avez pas lu l’article précédent, sa lecture est nécessaire pour comprendre ce dont je parle ici : https://www.limbicsystemsjdr.com/avantages-et-limites-de-la-compensation-1-2/

Lâcher-prise, définition

Par lâcher prise, j’entends jouer en se détachant de toute habitude ou tendance à la compensation pour explorer l’expérience brute proposée par un jeu conçu dans ce but.

J’emploie parfois le terme “catalyse” comme un synonyme. Ainsi le joueur et le jeu (l’ensemble de ses règles plus précisément) sont tous les deux des éléments fondamentaux de la « chimie » de la partie, sans avoir à changer le système ou à nécessiter d’harmonisation volontaire dans l’orientation de la pratique de la part des joueurs dont les habitudes et attentes diffèrent.

Lors d’une partie en lâcher-prise, selon mon expérience, le groupe devient catalyseur du système de jeu. En jouant de concert dans le sens de l’expérience proposée par le jeu, les participants sont en lâcher-prise par rapport à toute forme de compensation pour mieux explorer la proposition du jeu, souvent via le réseau de ses mécaniques incitatives.

Le but est de chercher à sublimer l’expérience proposée. Bien entendu, les participants ont nécessairement une part créative importante, voire une certaine liberté d’action dans la fiction. Les règles du jeu ne doivent pas être enfermantes. L’espace de liberté défini est l’espace que les joueurs peuvent s’approprier. il est plus ou moins grand selon les besoins du jeu. De plus, les participants peuvent souvent orienter les thématiques de leurs parties, l’univers du jeu, le type d’enjeux ou de thématiques abordées, etc.

Le fait que la proposition du jeu soit orientée ne signifie pas que le jeu verrouille les libertés des participants. Des jeux comme Shades de Victor Gijsbers imposent un type d’histoire assez précis (qui ne pourrait pas fonctionner sans les spécificités de son système) mais laisse une très grande liberté aux joueurs concernant les thèmes abordés, la portée de leurs narrations, la charge esthétique de la partie, l’époque, le lieu etc.

Pour que cela fonctionne, il faut que l’ensemble des compensations pratiques et majeures cruciales et cohérentes avec le jeu et sa proposition soient contenues dans le livre, et donc d’en faire des règles ou des conseils. Il ne s’agit pas de lister toutes les règles et techniques possibles (ce serait proprement infaisable), mais celles qui soutiennent efficacement la proposition du jeu et sans quoi l’expérience s’en trouverait changée ou amoindrie. Dans un tel jeu, une règle est moins importante que la façon dont elle interagit avec les autres1.

Résoudre les compensations majeures

La difficulté principale de conception d’un tel jeu est que l’ensemble du jeu doit soutenir de façon efficace l’expérience proposée, car la moindre ambiguïté ou tension entre ses règles peut briser la réaction chimique que le groupe et le jeu cherchent à produire ensemble.

À l’heure actuelle, le GNS me semble être le meilleur moyen de structurer la cohérence globale d’un jeu spécialisé (pour les trois démarches créatives : ludisme, narrativisme ou simulationnisme2). En effet, en unifiant les priorités de jeu des participants, on élimine les compensations majeures, ce qui est le plus grand enjeu de la conception d’un JdR en lâcher-prise. Il est probable que d’autres modèles y parviendront différemment, mais actuellement, les jeux en lâcher-prise existants semblent tributaires de ce modèle3.

La promesse d’un jeu spécialisé et requérant une certaine dose de lâcher-prise, est la promesse qu’à un certain moment du jeu, l’effort fourni pour compenser ne va plus être nécessaire et que la dynamique du groupe va naturellement faire avancer l’histoire, motiver les personnages et aider les participants à créer sans difficultés – voire les conduire là où ils ne seraient allés par eux-mêmes. Cette dynamique qui amène les participants à se dépasser tout en s’appuyant sur leur créativité se nomme le Vide fertile4.

Bien entendu, pour que cela fonctionne, tous les participants doivent embrasser la proposition créative du jeu. Il reste facile, par compensation, de détourner un jeu de sa proposition, aussi solide soit-elle.

L’importance des espaces libres

L’analogie du jeu comme espace libre entre les pièces d’une mécanique me semble l’une des plus à même de définir l’importance de la créativité offerte aux joueurs dans un game-design.

Les jeux qui permettent le lâcher-prise ne sont surtout pas des machines tuant toute liberté des joueurs. L’idée de limiter la compensation peut laisser penser le contraire, mais dans les faits elles sont souvent conçues en refusant les scénarios linéaires pour laisser les joueurs conduire l’histoire. Sans scénario, il peut être utile de structurer la partie, par exemple avec un découpage par scènes, à la manière de Bliss Stage de Ben Lehman, ou par une mécanique créatrice de rebondissements en accordant une importance toute particulière aux conséquences des Conflits, à la façon de Dogs in the Vineyard de Vincent Baker.

De façon plus générale, ces jeux accordent une importance toute particulière à la créativité des joueurs. L’exemple le plus connu consiste à partager les Responsabilités du MJ entre les joueurs (Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman), mais il peut également s’agir d’offrir aux joueurs le droit de raconter le résultat de leurs actions, de faire des monologues de flashbacks (3:16 Carnage dans les étoiles de Gregor Hutton) ou sur des événements surnaturels (Innommable de Christoph Boeckle), des révélations (InSpectres de Jared Sorensen) et bien d’autres choses (voir mon article à propos des Espaces de créativité). Ce qui a pour effet de donner plus de prise aux joueurs sur l’évolution de l’histoire que ce que la plupart des JdR tendent à offrir.

À quoi s’apparente la créativité sans compensation ?

La compensation ne porte que sur des paramètres méta-fictionnels5 : modification et amélioration des règles et mise en œuvre de techniques de jeu spécifiques. Si l’on extrait tout cela d’une pratique, il reste la production de fiction brute et les techniques appropriées à la proposition créative du jeu.

Pour bien se représenter ce que je nomme système, je vous propose une traduction d’un schéma de Vincent Baker :


Le schéma d’origine se trouve dans l’article de Vincent Baker Periodic Refresher, sur Anyway., je vous recommande de le lire intégralement :

http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/23

Dans l’explication donnée par Vincent Baker, pour certains jeux, le chevauchement des deux cercles est particulièrement large (il donne l’exemple de Dogs in the Vineyard), au point que les deux cercles se recouvrent presque totalement et pour d’autres, il est particulièrement ténu (GURPS). Certains jeux sont meilleurs quand on joue en superposant les deux cercles au maximum (Primetime Adventures) et d’autres en les éloignant au maximum (Ars Magica, toujours selon Vincent Baker).

Dans mon expérience récente, j’ai eu l’occasion de jouer une partie de Dream Askew d’Avery Alder, j’ai joué pendant les ¾ de la partie en cherchant à exploiter les mécaniques, bref en essayant de superposer les deux cercles. Et c’est quand j’ai décidé de m’éloigner des règles du jeu que la partie a commencé à devenir intéressante pour moi (le dernier quart).

Jouer en lâcher-prise, c’est faire en sorte que les deux cercles se recouvrent au maximum (sachant qu’il est impossible qu’ils se recouvrent totalement). Autant dire que Dream Askew n’est pas du tout ce genre de jeu.

Encore une fois, on ne parle pas de ce que l’on dit pendant la partie, mais de comment on se met d’accord à ce sujet6.

Les règles et techniques de jeu ne peuvent pas toutes être compilées dans le texte d’un jeu (et l’on ne peut pas anticiper toutes les approches incompatibles), c’est pourquoi un jeu visant le lâcher-prise doit définir l’expérience souhaitée et l’encadrer par les règles, techniques et conseils essentiels. Si cet encadrement est efficace, les joueurs pourront développer une créativité et des techniques (décisions systématiques et ad hoc) adaptées, en cohérence.

Toute pratique du JdR est pétrie de savoir-faire qu’importent les participants. Jouer en lâcher-prise ne signifie pas jouer sans aucun savoir-faire, mais que l’harmonisation des pratiques autour d’une table est facilitée par le jeu. Ainsi, les techniques de jeu employées le sont en cohérence avec la proposition du jeu.

Créer un jeu en lâcher-prise ne signifie donc pas “écrire l’ensemble des règles, espaces de créativité et techniques utilisées en jeu”, mais “construire un cadre de règles et de techniques orientant la pratique des participants de façon à construire et renforcer la cohérence de l’ensemble”.

Exemple : Pendant la création de la dernière version de Démiurges, je me suis rendu compte que lorsque les joueurs choisissaient un But commun (l’objectif que les PJ ont en commun sur la durée d’une campagne) consistant à découvrir un secret du monde, le MJ reprenait le contrôle sur l’histoire (alors que les joueurs sont censés conduire l’histoire et le MJ est censé les suivre). Cela modifiait l’équilibre du jeu autour duquel tout le reste était bâti, car le MJ devenant le seul à pouvoir répondre à l’objectif en question, il devenait le seul autour de la table à pouvoir conduire l’histoire.

J’ai donc déconseillé dans les règles de choisir ce type de But commun. Les joueurs ont toujours un large choix, mais s’ils choisissent délibérément d’aller dans cette direction, ils sauront que ce n’est pas en phase avec la proposition du jeu et donc avec le reste de ses règles.

D’un certain côté la différence n’est pas si importante, mais comme le type d’expérience proposée par Démiurges est moins courante, si je veux la valoriser, je dois limiter les tentations des joueurs de suivre leurs bonnes vieilles habitudes. C’est le prix à payer pour offrir une expérience authentique.

Ne plus colmater les brèches

Si ce point-là peut sembler s’adresser particulièrement au MJ, ce n’est pas toujours le cas (notamment dès lors que les joueurs ont un pouvoir important sur la fiction).

Jouer sans devoir bricoler les règles, sans devoir modifier son scénario à la volée, sans chercher à suivre le scénario du MJ quand on est joueur, ou en le faisant le moins possible, permet de se concentrer sur tout le reste : la production de fiction, créer des enjeux forts, se positionner, réagir aux actions et narrations des participants, répondre aux attentes de chacun, etc.

Ce qui m’a conduit à privilégier le lâcher-prise

Au cours de ma pratique du JdR, il m’est arrivé à plusieurs reprises de changer de groupe. Quand le groupe apprenait à jouer ensemble (ou initiée par une seule personne), les pratiques s’harmonisaient facilement. Mais dès lors que les participants avaient des pratiques issues d’horizons rôlistes différents, jouer ensemble devenait compliqué, malgré toute la bonne volonté des participants.

L’un de mes groupes tardif s’est bâti autour d’un intérêt mutuel pour les jeux de membres du forum The Forge. Plusieurs d’entre nous étions déçus de nos parties “classiques”, certains avaient appris à jouer en association où les diverses sensibilités s’entrechoquent assez souvent, peu avant notre rencontre. Et au fil de nos parties, j’ai réalisé que ces joueurs compensaient très peu : ils avaient besoin d’une synergie pour que la partie décolle, un seul joueur ne faisait pas tenir la partie à la force de ses bras. Si le matériau de base n’était pas folichon, la partie crashait sans cérémonie.

Pour les playtests, c’était formidable : les joueurs s’engouffraient dans la moindre faille du jeu. La moindre dissonance en matière de proposition créative leur sautait au visage. Bref, ce sont les meilleurs testeurs que j’aie jamais eus.

Avec ce groupe, les jeux que je qualifie aujourd’hui comme favorisant le “lâcher-prise” fonctionnaient particulièrement bien, voici les raisons que j’identifie :

  • Tout le monde est au même niveau (y compris le MJ s’il y en a un), il n’y a pas de participant qui tienne la partie à bout de bras ou qui prenne le devant de la scène.
  • Les participants influent souvent sur les thèmes centraux de la partie, soit à la création des personnages, soit grâce au partage des Responsabilités, ce qui leur permet d’orienter l’expérience selon leurs désirs.
  • Une synergie créative devient plus facile à mettre en place.
  • Les joueurs conduisent l’histoire, ils ne doivent pas suivre le scénario du MJ. Ils ont donc plus de liberté en terme de Positionnement7, puisque la fin n’est jamais prévue.
  • On ne se préoccupe pas de colmater les brèches en jouant et l’on peut donc employer notre énergie sur ce qui compte vraiment.
  • Les participations des uns alimentent celles des autres.

Ces jeux qui permettaient le lâcher-prise nous ont amenés beaucoup plus loin que les autres. Et les joueurs ont été pleinement acteurs des parties.

À chaque fois que je leur soumettais mes créations, tous les éléments demandant de la compensation marchaient assez mal avec eux. J’ai donc beaucoup travaillé pour consolider mes jeux afin que le lâcher-prise maximum soit possible.

Aujourd’hui, je réalise que les habitudes de compensation des rôlistes peuvent avoir l’effet contraire : les empêcher d’apprécier la proposition d’un jeu.

JdR en lâcher-prise

Voici quelques exemples de JdR qui sont des modèles de cette approche. Vous constaterez que pour chacun de ces exemples, l’emploi de rare compensation mineure ou pratique n’a pas empêché notre lâcher-prise.

Dogs in the Vineyard

Ce jeu propose de jouer des jeunes hommes et femmes qui ont pour rôle de voyager de ville en ville dans l’ouest américain au pied des montagnes rocheuses, dans un 19e siècle fantasmé. Ils apportent le courrier, bénissent les bébés, sacrent les mariages, etc. Leur rôle consiste surtout à confondre les pécheurs, les juger et appliquer la sentence.

Le jeu repose sur des situations moralement ambiguës, car les PNJ font le mal pour de bonnes raisons ou font le bien pour de mauvaises raisons. Le jeu n’est en rien manichéen et joue sur toutes sortes de dilemmes.

Je ne vais pas rentrer dans les détails concernant l’expérience que soutient ce jeu, je l’ai décrite en long et en large sur ce blog, notamment l’article suivant : https://www.limbicsystemsjdr.com/vide-fertile-la-spirale-invisible/

Le chapitre “How to GM” (comment mener la partie) est rempli de règles comme “N’aie jamais de solution en tête”, “Suis la direction des joueurs à propos de ce qui est important” ou “Révèle activement la ville pendant la partie” qui aident beaucoup à consolider et à unifier l’expérience de jeu dans le sens de sa proposition créative. Vu que la proposition créative du jeu repose sur le fait d’explorer les conséquences des actes des PJ, il est important que l’histoire et sa fin ne soient pas prévues à l’avance. De plus, Vincent Baker explique clairement l’orientation du jeu vers des problématiques morales. Les règles du chapitre “How to GM” ont donc cette qualité qu’elles renforcent cette orientation, de même que chaque règle du jeu.

Les joueurs et le MJ ont une importante liberté d’action et de création au cours de la partie, mais cela ne s’inscrit pas comme de la compensation, dans la mesure où chacun des différents choix possibles et dans le ton du jeu (qui respectent le genre fictionnel, les enjeux, les thématiques, le setting, etc.) est acceptable car il conduit vers des potentialités et de nouvelles situations qui ne dévient pas de la proposition créative du jeu.

Cependant, quand je joue à Dogs in the Vineyard, il m’arrive d’ajouter quelques règles : par exemple, je laisse les joueurs raconter leurs victoires en fin de conflit, ce qui n’est pas une règle inscrite dans le livre du jeu, (quoique l’un des exemples présente cette façon de faire). Un ami m’avait également conseillé la règle suivante : quand un joueur emploie plusieurs fois le même Trait au cours d’une partie, il faut lui demander de varier l’utilisation qu’il en fait. Cette règle n’est pas non plus dans le livre, mais il va de soi que faire le contraire peut vite ressembler à de l’abus.

Donc même un jeu aussi complet et précis que Dogs in the Vineyard peut être compensé. Mais il ne s’agit que de compensation mineure, voire négligeable, de par le fait que l’expérience ne pâtit pas de leur absence et n’est pas transfigurée par leur présence. En outre, ces compensations sont très peu nombreuses et ne sont que des règles supplémentaires que l’on peut expliquer avant une partie, pas des efforts ou des approches différentes qui demandent l’attention des participants pendant la partie.

Un jeu comme Dogs in the Vineyard, qui ne demande pas de techniques de compensation notables, ne fonctionne pas pour autant parfaitement à chaque fois : le groupe peut passer à côté de sa proposition créative, soit parce qu’ils n’y trouve pas spécialement d’intérêt, soit parce qu’une partie du groupe est gênée par les thématiques abordées, soit parce qu’ils compensent le jeu (consciemment ou non), par exemple : choisir de cacher les dés transforme les conflits centrés sur des choix moraux et dilemmes (est-ce que j’accepte de subir des Répercussions pour sauver l’Enjeu ? Est-ce que j’abandonne l’Enjeu pour ne pas trop faire monter la violence ? etc.) en enjeux tactiques (optimiser ses chances de gagner le conflit dans le but d’accomplir sa mission, là où la proposition créative du jeu nous encouragerait à remettre en question la mission des PJ au bénéfice de convictions personnelles et de causes perdues) ; faire durer l’enquête et donc donner l’impression que l’expérience va se fonder sur des twists préparés par le MJ ; jouer en cherchant à finir le scénar ; considérer les PNJ comme des antagonistes à vaincre (et non pas comme des individus complexes qui pourraient peut-être être sauvés), etc.

Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North

Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman est également un jeu avec une structure efficace pour jouer en lâcher-prise, offrant une grande liberté créative aux joueurs.

Le jeu propose de jouer les histoires parallèles de chevaliers d’un peuple vivant au septentrion, au destin funeste. L’univers est empreint de poésie, mais volontairement succinct, car ce sont les joueurs qui vont le développer pendant la partie.

Le jeu est structuré par scènes avec un rôle de MJ tournant aux Responsabilités réparties autour de la table. Les mécaniques consistent en phrases clef fonctionnant comme une négociation entre joueurs.

Des conseils comme celui qui suit jouent un rôle crucial dans le fonctionnement du jeu : “[…] parfois vous avez une excellente idée pour [cadrer] une scène, mais vous avez déjà décidé dans votre tête de la manière dont elle doit se dérouler. C’est très dangereux ! Polaris est un jeu collaboratif et une telle prédétermination entrave toute sorte de collaboration d’une manière totalement destructive.”

Cependant, écrire un jeu spécialisé parfaitement ficelé relève de la gageure et une discussion sur The Forge8 soulève un problème autour de la règle du “Seulement si” (phrase clef permettant d’accepter la proposition de l’adversaire en conflit en posant vos conditions) : les propositions suivant cette phrase semblent parfois abracadabrantes et elle est souvent utilisée à tort et à travers, nuisant à la cohérence des conflits. Ron Edwards pense que ces phrases ne devraient être utilisées que pour réagir avec son personnage et non pour faire des révélations ou des choses plus abstraites. Et il suggère de réduire l’utilisation de cette phrase dans un conflit (en interdisant de la réutiliser en opposition à un autre “Seulement si”).

Il s’agit là de compensations pratiques importantes qui peuvent modifier considérablement la qualité des parties de Polaris. Techniquement, le jeu fonctionne quand même en lâcher-prise, mais certains conflits peuvent sembler artificiels ou partir en vrille pour trois fois rien, voire ajouter un côté absurde peu souhaitable à ce jeu pourtant tragique et poétique le reste du temps. Corriger le tir sur le “Seulement si” n’est donc pas une compensation absolument nécessaire, mais elle peut améliorer sensiblement la qualité des parties.

Bliss Stage

Bliss Stage de Ben Lehman également, offre une expérience spécifique très efficace.

Il propose de jouer des enfants et adolescents dans un futur proche où les adultes sont tombés dans un sommeil permanent appelé “état de grâce”. De plus, des entités menaçantes cherchent à envahir la Terre. Les héros les combattent dans des sortes de mechas (les Animas) qui les connectent à leurs relations.

Le jeu est découpé en scènes : scènes de relations, scènes de briefing et scènes de mission (entre autres). Les différentes scènes sont liées symboliquement (une scène relationnelle fait bouger les jauges du personnage sur sa fiche, un combat affecte la nature d’une relation, etc.).

C’est un jeu facile à jouer en lâcher-prise. La seule compensation à laquelle nous avons eu recours est un conseil donné par Adrien Cahuzac dans un podcast de la Cellule dédié au jeu : il explique qu’à sa table ils ont mis en place une règle qui consiste à définir la nature d’une relation avant de jouer une scène d’interlude (scènes relationnelles qui se jouent à deux). Et de scènes relationnelles un peu fades et caricaturales on est passés à des scènes particulièrement profondes et touchantes. Une telle compensation n’est pas négligeable, mais elle n’impacte que l’intensité de certaines scènes. Par conséquent, jouer en lâcher-prise sans cette compensation reste possible. De plus, comme celles de Polaris et de Dogs in the Vineyard, ces compensations sont des ajouts de règles permanents que l’on intègre au fonctionnement du jeu et qui ne demandent pas d’efforts particuliers en jouant, sans quoi jouer en lâcher-prise pourrait devenir plus délicat.

Shades

Shades de Victor Gijsbers a ceci de particulier qu’il repose sur des récits de souvenirs (inventés par les joueurs au cours de la partie) de la vie que des fantômes ont quittée. Le paradoxe du jeu étant que les joueurs sont amenés à se contredire, parfois sans le vouloir ou à proposer des points de vue différents voire contradictoires de leurs partenaires, car le jeu repose sur les divergences de visions d’un passé commun.

Lors de la partie que j’ai jouée, nous avons pu lâcher prise sans difficulté, mais la difficulté propre au fonctionnement du jeu semble gêner certains joueurs. Pourraient-ils compenser de manière à ne pas souffrir de ce principe du jeu ? Difficile à dire, puisque ce principe est au cœur de l’expérience proposée et le réduire ou modifier pourrait en altérer considérablement la qualité ou l’objectif du jeu en lui-même. Ce n’est peut-être tout simplement pas un jeu pour ceux que son principe fondateur mettent en difficulté.

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Un jeu difficile à jouer ou à apprécier ne signifie pas forcément qu’il nécessite une compensation. Un groupe peut passer à côté de la proposition créative d’un jeu, fût-elle parfaitement ficelée, car un jeu spécialisé repose sur le choix de resserrer l’expérience qu’il produit et ne peut donc pas plaire à tout le monde. Le lâcher-prise est donc une manière de jouer qui ne peut opérer qu’avec des jeux conçus en ce sens. Ces jeux peuvent avoir des faiblesses ou des lacunes, mais s’ils demandent une compensation importante (y compris pratique), elle peut jouer contre eux et rompre le lâcher-prise.

Un jeu à jouer en lâcher-prise résoudra au minimum les questions de compensation majeure, il doit veiller à ne pas demander trop de travail aux joueurs pour le rendre fonctionnel et éviter que le lâcher-prise soit parasité par des considérations de game design en cours de partie.

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1À ce sujet, lire mon article Les Différents niveaux d’un système :

https://www.limbicsystemsjdr.com/les-niveaux-dun-systeme/

2Lire LNS et autres sujets de théorie rôliste par Ron Edwards et traduit en français sur PTGPTB :

http://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-1

Le GNS est un outil sur le blog Limbic Systems : https://www.limbicsystemsjdr.com/le-gns-est-un-outil/

Ainsi que les deux articles suivants également sur Limbic Systems :

https://www.limbicsystemsjdr.com/un-petit-retour-sur-le-narrativisme/

et https://www.limbicsystemsjdr.com/comprendre-le-simulationnisme-a-travers-prosopopee/

3Croire que le découpage en trois démarches créatives signifie qu’il n’existe que trois types de jeux est une erreur : chaque jeu soutenant efficacement une démarche créative l’exprime de façon unique. Par exemple : D&D4, Agôn de John Harper ou Monostatos de Fabien Hildwein sont trois jeux très différents exprimant la même démarche créative de façons très spécifiques.

4Le Vide fertile est un concept de Vincent Baker (en anglais The Fruitful Void) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/119

Que je développe dans l’article suivant selon ma propre vision et expérience :

https://www.limbicsystemsjdr.com/vide-fertile-la-spirale-invisible/

5Le système fantôme tel quel le définissent Brand et Coralie David sur Tartofrez est donc une partie essentielle de la compensation d’un groupe, auquel j’ajouterais l’ensemble des techniques permettant d’harmoniser la pratique d’un groupe : http://www.lapinmarteau.com/systeme-0-et-systeme-fantome/

6Principe de Lumpley, encore et toujours : http://big-model.info/wiki/Lumpley_Principle

7Concernant le Positionnement, tel que le définissent Vincent Baker et Emily Care Boss, lire Le Positionnement, qu’est-ce que c’est ?

https://www.limbicsystemsjdr.com/le-positionnement-quest-ce-que-cest/

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