Currently viewing the category: "Articles JdR"

Fiction et Réel

Dans l’article de juin dernier : L’analogie du jeu d’échec j’ai commencé à aborder la question du Positionnement. Je vais à présent expliquer plus avant les schémas que j’utilise. Les schémas sont de moi, le fond de la théorie est d’Emily Care Boss et Vincent Baker :

Tout d’abord, pour apporter un peu plus de précisions, la nature de ce qui nous intéresse, c’est les interactions entre d’une part la fiction générée pendant la partie et d’autre part ce qu’il se passe au niveau “réel”, c’est à dire les mécaniques de jeu (utilisation de chiffres, de dés, d’incidences sur la fiche de personnage etc.) et le niveau interpersonnel (accord entre les participants, jugement porté sur le jeu etc.).

Ainsi, dans l’article précédent, j’ai utilisé le terme “mécanique” pour simplifier les choses, mais le terme “réel” s’avère plus juste.

Les flèches

Ensuite, vient la représentation des flèches entre les éléments.

Le Positionnement, c’est générer de la Potentialité, c’est à dire créer des choix ou de nouvelles possibilités.

Les flèches indiquent que l’on génère de la Potentialité, ainsi, plutôt que de représenter l’interaction “Réel → Fiction” je devrais la représenter de cette manière :

Cela signifie que ce que fait un participant ou une règle crée de nouveaux choix ou de nouvelles possibilités. Le fait de dessiner plusieurs flèches symbolise la quantité de nouveaux choix créés, généralement inquantifiable quand il s’agit d’interactions fictionnelles. Je conserverai néanmoins le schéma “Fiction → Réel” pour faciliter l’écriture.

 

Quand un choix a été effectué, on parle de Position :

La Position, c’est la flèche en gras, autrement dit le choix effectué parmi tous ceux qui étaient possibles à ce moment du jeu.

Et bien entendu, ce choix génère de nouvelles potentialités et ainsi de suite. Une partie de jeu de rôle est une suite de création de potentialités.

Les différents types d’interaction

Enfin, voici le sens de chaque point d’interaction :

  • Fiction → Fiction : Signifie qu’un participant a fait une déclaration fictionnelle créant de nouveaux choix et de nouvelles possibilités dans la fiction, pour d’autres participants. Par exemple : “Le MJ me dit : le flic sort son arme et te crie sors de la voiture et mets les mains sur le capot. Je réponds que je m’exécute” ; ou “Le MJ me dit que la route est bordée d’arbres. Je réponds que je grimpe à l’un d’eux pour voir plus loin” ; ou encore “Je lui dis que j’ai vécu le même drame et je la prends dans mes bras. Le joueur me répond qu’elle fond en larme” En réalité, ce schéma est une simplification d’une interaction Fiction → Interpersonnel → Fiction, du fait qu’il s’agit forcément d’un échange entre deux participants ou plus.

  • Réel → Fiction : Signifie qu’un élément réel du jeu (mécanique ou interpersonnel) crée de nouveaux choix ou de nouvelles possibilités dans la fiction. Par exemple : “je lance les dés, c’est une réussite, donc le MJ raconte comment mon action réussit : tu parviens à éviter son coup” ; ou “je dépense un point de Désir et je raconte comment je me débarrasse de mon Affaiblissement : je déchire un morceau de ma tunique que je lave avec de l’eau que j’ai fait bouillir. Une fois que c’est sec, je fais un bandage serré très fort pour contenir le saignement.“ (Règle pour défaire une conséquence négative d’un Affrontement dans Monostatos)” ; ou encore “Je décide de faire un monologue, tout le monde m’écoute : Je regarde dans le miroir et je vois des yeux de chèvre à la place des miens (règle de monologue dans la version 008 d’Innommable).”

  • Fiction → Réel : Signifie qu’une déclaration fictionnelle rend possible l’utilisation d’une règle ou procédure mécanique ou interpersonnelle. Par exemple : “Je sors mon épée pour l’embrocher. Le MJ me dit : Ok, lance les dés pour voir si tu réussis !” ; ou “Je me jette sur Situla et je le frappe de toutes mes forces, le regard plein de rage. Un autre joueur me répond : ça signifie que tu te laisses gagner par la haine, donc tu dois faire un jet d’expérience (Règle poussant les PJ à la déchéance dans Polaris) ; ou encore “Les yeux de cet enfant sont de couleur nacrée. Un autre joueur décide de me donner un dé pour signifier qu’il aime bien ce que je viens de dire (Règle de récompense de Prosopopée)”.

  • Réel → Réel : Signifie qu’une règle ou procédure mécanique ou interpersonnelle crée un choix mécanique ou interpersonnel. Par exemple : “OK, c’est une égalité aux dés, donc tu peux choisir : soit on prend tous les deux des retombées, soit personne n’en prend (Règle d’égalité aux blessures physiques et psychologiques dans Démiurges).” ou “Tu prends deux de dégâts. Mon compteur de dégâts passe à 10:00, je vais prendre un handicap pour rester à 9:00, je choisis “Défiguré” et je baisse mon score de Sexy d’un point (règle de gestion des dégâts et de handicap dans Apocalypse World).”

Je reviendrai sur d’autres aspects du Positionnement dans de futurs articles. Vos questions sont les bienvenues.

Tagged with:
 

Aujourd’hui, je vous propose un témoignage de mon expérience dans la création de jeux et les quelques réflexions que j’en ai tirées.

Quand je me suis inscrit sur Silentdrift en 2006, j’ai découvert les jeux et les théories du forum The Forge, ce qui a radicalement changé ma manière de créer des jeux de rôle. Dogs in the Vineyard de Vincent Baker et Polaris Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman sont devenus mes nouvelles références et mon but, c’était d’apprendre à faire des jeux de cette qualité.

Et pour cela, il m’a fallu un temps d’apprentissage plutôt long pendant lequel j’ai peaufiné de nombreuses versions de mes jeux et créé plusieurs mini-jeux, qui, même s’ils n’ont pas grand intérêt et ne sont pas pour moi des projets aboutis, m’ont permis d’apprendre le métier.

Aucune urgence ne s’imposait à moi, aussi je considérais que je n’avais aucune raison de précipiter une parution, afin d’éviter que mon travail ne soit pas à la hauteur de mes modèles. J’ai donc appris beaucoup de choses, mais le premier jeu que j’ai véritablement publié et que j’assume pleinement, c’est Prosopopée en 2012 et j’ai même bossé plus de six ans sur Démiurges que je suis seulement en train de finaliser.

Aujourd’hui, je pense que c’était une erreur, d’abord parce que passer tout ce temps à écrire des jeux sans avoir rien publié sérieusement, ça interroge sur mon engagement et mon efficacité à créer des jeux de rôle, ensuite parce qu’il est hors de question que je bosse six ans sur chaque jeu que je veux publier.

 

Mon diagnostic

Je pense que la plupart des projets que j’ai commencés à cette période étaient trop ambitieux pour moi, ce qui fait que je n’aurais jamais assumé de publier une de leurs anciennes versions qui ne me satisfaisaient pas. Et comme je suis du genre opiniâtre, pas moyen d’abandonner, et pourtant je me suis parfois trouvé complètement découragé devant mes difficultés à égaler mes modèles.

Mon ambition était démesurée par rapport à mon savoir-faire.

 

SAVOIR-FAIRE ◀————————————————————▶ AMBITION

 

La distance entre les deux pôles de ce schéma indique virtuellement le travail à accomplir pour acquérir le savoir-faire manquant pour réaliser nos ambitions. Plus la distance est grande, plus on risque de passer du temps à apprendre comment faire son jeu. Cela augmente également le risque de découragement.

Puis j’ai lu un article de Ben Lehman : Playtesting: Stop, qui m’a fait prendre conscience de nombreux travers polluant ma méthode de travail. Pour Ben Lehman, un jeu doit être fini en un an. Les playtests intempestifs sont contre-productifs et le playtest ne peut vous aider que pour un nombre limité de choses : comprendre l’interaction entre mécaniques et créativité des joueurs et entre mécaniques et dynamique sociale. Cet article m’a beaucoup aidé, moi qui faisais beaucoup d’expérimentations et qui testais mes jeux à la moindre modification, ce qui rallongeait considérablement le temps de travail sans utilité véritable.

Aujourd’hui, je fonctionne différemment. Mes projets ont toujours une ambition qui dépasse mon savoir-faire, car c’est pour moi un facteur de motivation : quand quelque chose me semble difficile à faire, l’acte de créer devient un défi, ce que je trouve très stimulant (d’ailleurs, mon credo, c’est que rien n’est impossible en jeu de rôle, tout dépend de la façon dont on l’aborde).

En revanche, j’ai appris à estimer mon propre savoir faire et je fais en sorte que mes projets ne soient jamais trop ambitieux.

 

SAVOIR-FAIRE ◀———-▶ AMBITION

 

(Notons qu’il est tout à fait possible qu’un projet soit réalisable avec le savoir-faire que l’on a déjà acquis, notamment si vous pensez que votre projet est très bien sans plus de complexité.)

 

Mes conclusions

Pour ne pas passer un temps démesuré à bosser sur un jeu et pour ne pas risquer de se décourager, je pense que l’idéal, c’est de trouver la distance qui nous convient le mieux entre nos ambitions et notre savoir-faire.

Si mon ambition s’avère malgré tout trop lointaine, j’ai deux stratégies :

  • soit je la revois à la baisse, cela signifie généralement modifier le projet pour en faire un jeu plus spécialisé, plus court, moins expérimental, plus proche de ce que je sais déjà faire.

  • soit je laisse le projet mijoter dans ma tête pour une durée indéterminée en prenant des notes et je continue de bosser sur des projets plus accessibles. Chacun de ces projets devient alors un barreau de l’échelle qui me permettra d’obtenir à long terme le savoir-faire nécessaire à la réalisation du plus ambitieux. Et je ne m’engagerai pleinement dans ce projet-là, que lorsque mon savoir-faire sera suffisant.

C’est d’ailleurs une technique préconisée contre la procrastination : se placer des objectifs à court terme pour progresser vers ses objectifs à long terme.

Lorsqu’on débute dans la création de jeux de rôle, il n’est pas toujours facile de savoir quel est notre savoir-faire. Je pense que ça vaut le coup de commencer en s’inspirant de modèles simples, des jeux presque à notre portée.

Ensuite, notre savoir-faire évoluera et l’on pourra créer des jeux de plus en plus complexes.

On pourrait se perdre dans un travail trop ambitieux. Si vous aimez le défi et travailler des années sur des projets qui vous paraissent infaisable, poursuivez de cette manière, je ne fais aucune prescription contre. En revanche, si les problèmes que j’évoque vous parlent, travaillez sur des projets plus accessibles, vous atteindrez progressivement plus d’aisance et obtenir le savoir-faire nécessaire à la réalisation de vos projets les plus ambitieux sera sans doute moins difficile.

J’en profite pour vous rappeler l’ouverture récente des Ateliers Imaginaires : si vous cherchez échange, réflexion et entraide sur vos projets de JdR indépendant, rendez-vous sur http://lesateliersimaginaires.com/forum

Vincent Baker explique un principe fondamental du jeu de rôle de cette manière : “Le Positionnement ne concerne pas le coup que tu choisis, mais les coups à ta disposition. Si on joue aux Échecs et que je te raconte une histoire d’un peuple aimant sa reine et vengeant sa mort dans un bain de sang, cela ne change en rien les coups à ma disposition, n’est-ce pas ?

Prendre ma reine avec ton pion reste un coup autorisé, même si tu décides de ne pas le faire. Aux Échecs, l’histoire que je raconte n’y change rien.”1

Je vais tâcher de vous expliquer cela plus en détail. Les erreurs ou approximations sont à mon compte.

Commençons par la définition du fameux Positionnement : “La position d’un joueur est l’ensemble des options de jeu légitimes à un moment donné d’une partie. Le Positionnement concerne les différents facteurs et procédures qui déterminent la position d’un joueur. Cela comprend les facteurs et procédures fictionnels, interpersonnels et ceux qui sont légitimés par le matériel de jeu.2

Mon but n’est pas de dire ce qui est bon ou ne l’est pas ni quel jeu vaut le coup et lequel ne le vaut pas, mais de mettre en avant un aspect du jeu de rôle qui est essentiel pour moi. Pour certains il est facultatif, je ne chercherai pas à les convaincre, mon but est de mettre le doigt sur quelque chose de précis afin de pouvoir travailler dessus.

1. Dans un jeu d’échecs, on a l’interaction suivante :

Mécaniques → Mécaniques

Exemple : Quand une pièce se trouve sur une case en diagonale d’un de mes pions, je peux prendre la pièce en question.

2. En racontant une histoire en fonction des événements sur le plateau, on obtient une nouvelle interaction :

Mécaniques → Fiction

Exemple : Quand mon fou prend un cavalier adverse, je raconte de quelle manière mon personnage bat ou capture celui de l’adversaire : Alors qu’El Zephir le cavalier blanc fonce sur Marduk le fou noir, celui-ci lève un nuage de poussière d’un coup de lance, aveuglant chevaucheur et destrier. Puis Marduk s’élance et perce le poitrail de la monture, qui se cabre de toute sa hauteur, désarçonnant El Zephir étourdit par le choc. Marduk approche alors, s’adressant à El Zephir l’oeil empli de haine : “Pour mes compagnons que tu as massacré” et l’empale, nappant la terre alentour d’une teinte écarlate.

3. Mais voici ce qu’il manque pour créer du Positionnement :

Fiction → Mécaniques

Exemple A : Ishtar se place en surplomb de ses ennemis, ce qui lui confère un bonus pour combattre avec sa lance.

Exemple B : Alors que Marduk Approche d’Uriel, ce dernier lui dit “Je ne veux pas te combattre, car tu as aidé les miens par le passé. N’y a-t-il pas moyen de trouver un arrangement ?” Alors le joueur de Marduk accepte de parlementer et donc d’éviter le combat.

Exemple C : Anahita sachant que ses adversaires sont possédés par une entité démoniaque décide de les combattre en essayant de les mettre hors d’état de nuire sans les blesser. Cela augmente la difficulté du combat, mais permet de sauvegarder les valeurs du personnage qui baisseraient d’un point si elle blessait des innocents, voire de deux points si elle les tuait (ce qui l’affaiblirait sur la durée).

4. Ainsi qu’un autre élément indispensable :

Fiction → Fiction

L’interaction “Fiction → Fiction” est également importante. On peut la trouver dans le jeu d’échec où l’on raconte une histoire mais si elle en est absente, cela risque de rendre le Positionnement fictionnel impossible.

Cela consiste à partager les éléments de la fiction et à échanger (personnages, décor, etc.) de manière à ce qu’un participant ne décide pas de tout, mais se heurte à la volonté des autres, lui créant une adversité respectant le principe de Czege3 et un panel de choix possibles motivés par la situation fictive.

Exemple A : Romain joueur du personnage William dit : « Je souhaite vous rendre la tiare afin de faire cesser la guerre. »

Christelle joueuse du personnage Margaret dit : « Suite à l’affront que vous nous avez fait subir, nous vous tuerons d’abord et la récupérerons ensuite sur votre cadavre. »

Exemple B : Romain dit : je dégaine mon épée pour intimider la reine blanche.

Christelle : j’ordonne aux gardes de l’empaler.

Fanny le MJ dit à Romain : le gardes se jettent sur toi pour t’occire de leurs lances.

Les points 3 et 4 sont les éléments fondamentaux si l’on veut créer du Positionnement fictionnel. Comme son nom l’indique, il s’agit de la partie du Positionnement lié à la fiction.

Positionnement fictionnel

Le Positionnement fictionnel, c’est l’ensemble des façons possibles d’aborder une situation fictive. Cela devient fondamental dans une partie quand la moindre nuance dans un choix effectué par un joueur est répercutée sur la suite de l’histoire avec ou sans l’aide de mécaniques de jeu.

Si en jouant à un jeu, vous vous rendez compte qu’il pourrait continuer d’avancer en supprimant les phases de fiction, cela signifie que les choix effectués par les joueurs pendant la fiction sont secondaires, voire, qu’il s’agit d’un épiphénomène. Cela tend à affaiblir voire à supprimer le Positionnement fictionnel.

De nombreux jeux fonctionnent sur ce principe et peuvent être très bons et procurer un vrai plaisir créatif et ludique. Je décortiquerai quelques jeux dans de futurs articles pour bien illustrer ces points de théorie.

En ce qui me concerne, je cherche à faire en sorte que le Positionnement fictionnel soit au coeur de mes parties et de mes jeux car je considère que la différence d’expérience entre les jeux qui produisent du Positionnement fictionnel et ceux qui n’en produisent pas est fondamentale : c’est par le Positionnement fictionnel que le joueur a le sentiment que ses choix sont ceux du personnage : parce qu’il est libre de ces choix et qu’il sera responsable de leurs conséquences dans le déroulement de l’histoire. C’est pour ça que je fais du jeu de rôle.

Si pour vous le Positionnement fictionnel a de l’importance, sachez que cette question a de nombreuses conséquences sur la conception d’un jeu, notamment quand le jeu offre un important partage de narration. L’analogie du jeu d’échecs devrait vous aider, n’hésitez pas à venir poser des questions.

1 « Positioning isn’t about which moves you choose, but which moves are available to you. If we’re playing Chess and I tell you a story about how much my people love their queen and how bloodily they’ll avenge her, it doesn’t change your available moves, right?

Taking my queen with your pawn is still a legal move, even if you decide not to do it. In Chess, my telling a story can’t change that. » http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/693#17815

2 “A player’s position is the total set of all of the legitimate gameplay options available to her at this moment of play. Positioning refers to the various factors and processes, including in-fiction, cue-mediated, and interpersonal, that determine a player’s position.”

Pour plus d’informations, lire les articles de fin 2012 de Vincent Baker sur le Positionnement (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/toc/newest

3 Le principe de Czege est une observation de Paul Czege disant que ce n’est pas passionnant de faire du jeu de rôle si les règles demandent à un joueur d’introduire et de résoudre à la fois un conflit.

Pour davantage de précisions, je vous encourage vivement à lire cet article de Eero Tuovinen, en anglais, qui complète mon article sur de nombreux points :

http://isabout.wordpress.com/2010/02/16/thepitfallsofnarrativetechniqueinrpgplay/

Tagged with:
 

Selon le principe de Lumpley1 que je vous rabache souvent, le système (incluant les règles mais ne s’y limitant pas) est l’ensemble des moyens par lesquels le groupe se met d’accord à propos des événements fictifs.

Ok , voyons cela de plus près.

 Faire du jeu de rôle, c’est dire des choses à propos de personnages dans une fiction.

Il ne suffit pas de dire des choses, on a besoin d’établir qui peut dire quoi ; il y a des choses que j’ai le droit de dire et pas toi et vice versa.

Quand je dis quelque chose, c’est dans le but de réagir à ce que quelqu’un a dit et d’obtenir une réaction de quelqu’un d’autre.

Quand ce que je dis s’oppose à ce que tu dis et que chacun campe sur ses positions ou que l’on endure un risque que l’on veut éviter, on parle de résistance.

Quand on décide qui surmonte l’opposition, on parle de résolution.

 Ça, c’est la base d’une partie de jeu de rôle.

C’est quoi le système là-dedans ?

Qui dit quoi ?

Souvent en jeu de rôle, j’ai le droit de dire ce que fait un personnage particulier mais pas les autres. Le MJ décrit le décor et ce que font les personnages, sauf ceux des joueurs…

 Il s’agit du fondement du système : établir qui a le droit de dire quoi.

 Souvent, les groupes ayant une pratique traditionnelle mettent en place des procédures de manière tacite quant à qui a le droit de dire quoi : à certaines tables traditionnelles, les joueurs ont le droit de décrire les lieux qui appartiennent à leurs personnages, mais ce n’est pas toujours le cas ; certaines fois les joueurs doivent questionner le MJ pour savoir si quelque chose existe, d’autre fois, le MJ les laisse décider eux-mêmes ; il arrive que les joueurs enrichissent eux-mêmes le monde du jeu, parfois c’est le MJ qui gère cela seul ; le MJ peut parfois prendre temporairement le contrôle des PJ, parfois il s’en abstient, etc.

 Le fait d’avoir créé un univers riche et complexe que seul le MJ connaît conditionne fortement qui a le droit de décrire ce qui le compose.

 Dans les jeux à partage d’autorité, souvent ces procédures sont formalisées et l’on voit les joueurs narrer le résultat de leurs jets de dés ; décrire le décor ; jouer les PNJs ; développer l’intrigue au fil de l’histoire etc.

 Décider qui a le droit de dire quoi, c’est répartir les Responsabilités narratives2. C’est la première pierre du système.

 Les Responsabilités narratives permettent l’altérité, autrement dit, le sentiment d’être la volonté d’un personnage3 qui ne peut faire tout ce qu’il veut dans le monde fictif et qui se heurte aux volontés des autres personnages qu’il rencontre sans pouvoir prédire leurs intentions. Un simulacre d’existence humaine en quelque sorte.

Qui est décisionnaire ?

Une fois qu’on a décidé qui peut dire quoi, il faut savoir qu’en jeu de rôle rien ne peut se produire dans la fiction si tous les participants n’y ont pas consenti.

Ce consentement est généralement tacite et l’absence de consentement signifie remettre en cause ce qui a été dit.

 De plus, les Responsabilités sont toujours plus ou moins perméables entre les participants, et pour renforcer le sentiment que certains éléments de la fiction nous appartiennent, on donne le dernier mot ou un droit de véto4 à une ou plusieurs personnes concernant certains éléments de la fiction. Ce qui s’apparente à focaliser l’attention des participants sur certains éléments de la fiction afin de leur demander de juger plus scrupuleusement de ce qui mérite leur consentement. Et leur permettre de rejeter une proposition qui ne leur convient pas.

 Dans un JDR traditionnel, c’est généralement le MJ qui a le dernier mot sur tout : tous les participants acceptent qu’il puisse remettre en cause n’importe quel élément fictionnel ou des règles. Dans un JDR à partage d’autorité, certains participants ont le dernier mot sur certaines choses (par exemple le passé de son personnage, l’intrigue etc.)

 Le fait d’avoir créé un univers riche et complexe que seul le MJ connaît induit fortement qu’il ait le dernier mot sur cet univers.

 Donner le dernier mot à quelqu’un fait partie de la répartition de l’autorité. C’est la deuxième pierre du système.

Réagir et faire réagir

Tout ce qu’on dit dans la fiction s’adresse toujours aux autres participants. La plupart du temps, cela pousse d’autres participants à dire quelque chose en retour. Les narrations fictionnelles qui ne s’inscrivent pas dans cette dynamique sont de la Couleur5 pure.

 Exemple : « le MJ dit aux joueurs que des voitures aux vitres teintées roulent pied au plancher dans leur direction et qu’ils voient les vitres se baisser et des flingues pointer vers eux. »

Cette narration incite les joueurs à réagir en manifestant un danger à l’encontre de leurs personnages.

 Si joueur A dit : « je prends mon flingue et je vise les roues des voitures. »

Il réagit à ce qu’a dit le MJ. Mais il sait peut-être qu’un autre joueur réagira (positivement ou négativement) à ce qu’il vient de dire.

 Joueur B dit à joueur A : « je te fais baisser ton arme et t’entraîne dans une ruelle sombre. Ils sont bien trop nombreux, planquons-nous ! »

Il a réagi à ce qu’ont dit respectivement joueur A et le MJ.

 Mais le MJ n’a pas dit son dernier mot : « vous entendez les voitures freiner en haut de la ruelle et quatre ou cinq personnes en sortir et vous prendre en chasse ».

Le MJ réagit à ce que joueur A et joueur B ont dit et les pousse de nouveau à réagir sous réserve de passer un sale quart d’heure.

 Ça marche aussi avec des obstacles inertes : Le MJ dit : « Soit vous passez par le chemin et vous arriverez en retard au rendez-vous, soit vous tentez d’escalader la falaise escarpée. »

Que fait-il ? Il propose un choix6 aux joueurs.

 C’est ce qu’on fait continuellement en JDR, on propose des choix aux autres. Le MJ dresse une situation → un joueur réagit en premier → un autre joueur réagit à ce que le joueur a dit → le MJ réagit à leurs actes et ainsi de suite.

 Notez que ce n’est pas toujours aussi flagrant : on propose des choix aux autres participants chaque fois qu’on ajoute quelque chose dans la fiction, qu’on décrit les actes de son personnage, etc. parce qu’à chaque fois cela change la situation fictive et donc les possibilités des autres participants.

 Parfois, on obtient une réaction sans l’avoir volontairement provoquée. Par exemple, on pensait qu’un autre joueur nous suivrait et en réalité il s’oppose à notre proposition.

 Tout cela, c’est ce qu’on appelle le Positionnement fictif7, autrement dit, la manière dont chaque participation alimente une situation fictive en créant un ensemble de choix nouveaux aux autres participants.

 Il s’agit là du point de convergence de l’ensemble du système de jeu. Le but de toute procédure, de toute règle et de toute Technique, c’est de produire du Positionnement et d’en renforcer la qualité.

La structure dramaturgique

Dans les pratiques traditionnelles, la structure de l’histoire est prévue à l’avance par l’intermédiaire d’un scénario plus ou moins directif.

Dans d’autres pratiques, ce sont des mécaniques de jeu qui constituent la structure de l’histoire de la partie8.

Parfois, la préparation des personnages est un apport très consistant à la structure de l’histoire9, voire en constitue le principal moteur.

Il arrive enfin que l’on formalise le découpage des scènes10 pour structurer l’histoire.

Il est rare qu’un jeu de rôle n’ait aucune préparation visant à alimenter la structure de l’histoire.

La structure dramaturgique est la colonne vertébrale d’un système et d’une partie de jeu de rôle.

La résistance

Il y a certains faits fictifs que l’on ne peut dépasser que sous certaines conditions. Ils sont généralement associés à l’idée d’obstacle, de conflit, d’épreuve, de danger, de combat…

Le joueur fait de sa volonté celle de son personnage par le principe de synesthésie11. Il y a deux types de faits qui génèrent de la résistance fictive : les autres volontés et les obstacles. Quand mon personnage ne veut pas que le tien obtienne ce qu’il désire ou quand un élément du décor se dresse entre ton personnage et son objectif.

La résistance12 est toujours un moment du jeu où l’on fait appel à des procédures réelles (les mécaniques de jeu) pour faire des éléments fictifs des obstacles à la volonté du personnage.

Il s’agit d’un des fondements du jeu de rôle. Si vous retirez toute résistance d’une partie, tout sera calme, personne ne s’opposera à personne, rien ne sera vivant dans votre histoire. Il n’y aura d’ailleurs pas d’histoire.

Résoudre la résistance

Chaque jeu ou chaque groupe définit différemment ce qui mérite de la résistance. On ne peut dépasser la résistance fictive que si l’on remplit une condition pré-établie, par exemple :

  • obtenir un score supérieur à 3 sur un d6 ;
  • avoir pioché du cœur parmi les cartes ;
  • que le MJ donne son aval ;
  • posséder un score de Caractéristique plus élevé que son adversaire ;
  • avoir misé secrètement plus de jetons que son adversaire ;
  • d’obtenir un score supérieur à celui de l’adversaire sur un d10 ;
  • etc.

Les mécaniques de résolution13 permettent donc de résoudre et donc de dépasser la résistance rencontrée dans la fiction. C’est une manière pour la volonté de prendre le dessus sur le monde ou sur d’autres volontés afin d’atteindre son but.

La résolution et la résistance sont interdépendantes.

La monnaie d’échange

La monnaie d’échange14, ce sont les interactions entre les différentes mécaniques du jeu, notamment celles qui concernent les personnages. L’un des principaux intérêts de la monnaie d’échange, c’est de créer des interactions bénéfiques ou néfastes en fonction des choix du joueur et donc d’encourager certains comportements pendant les parties15.

Voici un bel exemple de monnaie d’échange : dans Dogs in the Vineyard, pendant un Conflit, si l’on change de mode d’action (entre quatre possibilités : non-physique, physique, combat et armes à feu), on peut ajouter à notre main des dés de Caractéristiques supplémentaires. Cela a pour effet d’augmenter nos chances de succès quand il ne nous est pas acquis, mais tend à nous faire causer plus de Retombées et à envenimer la situation (principalement quand on passe d’un mode de Conflit non-violent à un mode violent). Les Retombées apportent des modifications (négatives et/ou positives) aux personnages (dans leurs Traits et leurs Caractéristiques) et mettent éventuellement leur vie en danger.

Pour conclure

Le système, c’est tout cela. Beaucoup de choses que l’on fait par habitude sans y réfléchir et qui sont, au fond, rarement expliquées dans les livres de JDR. Et quand on en prend conscience, cela ouvre un champ de possibilités insoupçonnées.

__________________

1Voir le principe de Lumpley sur le Provisional Glossary : http://indie-rpgs.com/_articles/glossary.html

2Au sujet des Responsabilités narratives : https://www.limbicsystemsjdr.com/responsabilite-et-propriete/

3Voir La volonté et le monde : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-volonte-et-le-monde/

4Voir JDR traditionnel et JDR à autorité partagée : https://www.limbicsystemsjdr.com/jdr-traditionnel-et-jdr-a-autorite-partagee/

5Couleur : tout détail, illustration ou nuance qui produit une ambiance (Définition de Ron Edwards). http://ptgptb.free.fr/index.php/le-lns-chapitre-1/

6Pour en lire plus sur les choix : https://www.limbicsystemsjdr.com/question-de-choix/

7Lire l’article synthétique de Vincent Baker (en anglais) sur le Positionnement : http://www.lumpley.com/comment.php?entry=702

8Voir Zombie Cinema de Eero Tuovinen : http://www.arkenstonepublishing.net/zombiecinema/resources

9Par exemple Lady Blackbird : http://ladyblackbird.ecuries-augias.com/

10Voir Bliss Stage : http://swingpad.com/dustyboots/wordpress/?page_id=244

11Synesthésie : la corrélation entre les enjeux fictifs et ludiques, voir https://www.limbicsystemsjdr.com/retour-sur-la-synesthesie/

12Pour en savoir plus, lire la Résistance asymétrique : https://www.limbicsystemsjdr.com/la-resistance-asymetrique/

13Voir les articles À propos des mécaniques de résolution : https://www.limbicsystemsjdr.com/a-propos-des-mecaniques-de-resolution/ et Pourquoi nous lançons des dés : https://www.limbicsystemsjdr.com/pourquoi-nous-lancons-des-des/

14Voir Currency dans le Provisional Glossary : http://indie-rpgs.com/_articles/glossary.html

15Voir Les niveaux d’un système : https://www.limbicsystemsjdr.com/les-niveaux-dun-systeme/

Salut à tous,

ce mois-ci j’ai publié un bilan de publication en auto-édition (donc indépendant) de Prosopopée sur Silentdrift :

http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=22&t=2866

J’y parle de mes partis pris, mes réussites et mes erreurs, mes perspectives pour l’avenir.

Et ce bilan fera office d’article du mois de mars, je vous souhaite une bonne lecture !

Fred

Tagged with:
 

J’avais déjà écrit un court sujet pour parler de ce qu’est un JDR traditionnel, cette mystérieuse expression, tantôt péjorative, tantôt méliorative, souvent confuse. Je vous propose d’observer plus en détail ce qu’implique jouer de façon traditionnelle et jouer de façon non-traditionnelle.

Une partie de JDR traditionnelle (ou classique) est une partie pendant laquelle le MJ a le dernier mot sur tout ce qui a un rapport avec le jeu1. Par extension, j’appelle JDR traditionnel un texte de jeu dans lequel, implicitement ou explicitement, le MJ a le dernier mot sur tout ce qui a un rapport avec le jeu.

Si une partie de JDR ne donne pas le dernier mot sur tout au MJ, elle devient une partie de JDR à autorité partagée. Par extension, j’appelle JDR à partage d’autorité un texte de jeu qui répartit l’autorité du MJ entre les participants.

Précisions

Avoir le dernier mot sur tout signifie que le MJ décide ou juge tout ce qui concerne la partie : une règle doit-elle être utilisée, contournée ou jetée à la poubelle ? Ce que dit un joueur est-il acceptable ? Quelle forme doit prendre la préparation de la partie ? Notamment, le MJ peut souvent librement modifier et corriger toute intervention des joueurs et décider des actions des PJ (« Devant la créature qui se dresse devant toi, tu ne peux rien faire d’autre que prendre tes jambes à ton cou… »).

Partager l’autorité du MJ signifie que ce sur quoi le MJ a le dernier mot dans une partie traditionnelle peut être à présent décidé et jugé par d’autres joueurs et plus seulement par le MJ : ce que dit un joueur est-il acceptable ? Ai-je le dernier mot sur tout ou partie de ce qui concerne mon personnage ? Et parfois : qui décrit le décor ? Qui contrôle les PNJ ? Etc.

Avoir le dernier mot est parfois également appelé « avoir un véto », par exemple dans Zombie Cinéma d’Eero Tuovinen ou dans Monostatos de Fabien Hildwein.

Relation entre règles et MJ

JDR traditionnel

Quand le MJ a le dernier mot sur tout, il décide généralement du type de scénario ou autre préparation de l’histoire et du monde qui lui plaît, il décide avant ou pendant la partie quelle règle il utilise et quelle règle il modifie, voire s’il modifie l’intégralité des mécaniques de résolution, de la fiche de personnage etc.

Le MJ est au dessus des règles qui sont elles-mêmes au dessus des joueurs en terme d’autorité.

MJ → Règles → Joueurs

Chaque action, chaque choix induit par un joueur est soumis au jugement du MJ et à son approbation. Les joueurs doivent donc veiller à répondre à ses attentes, qui peuvent être plus ou moins souples ou précises en fonction des MJ et du cadre fictionnel de la partie.

Comme le MJ a le dernier mot sur tout, il peut partager ses espaces de narration et de contrôle de l’histoire avec les joueurs. À la différence des parties à autorité partagée, c’est lui qui décide et qui jugera si ce que les joueurs en font est acceptable. Après tout, il est le seul à connaître le scénario et/ou les secrets de l’univers et ce qui sera important pendant la partie. En revanche, il doit veiller à ne pas offrir aux joueurs des espaces de narration, de créativité ou de contrôle qui mettraient en péril sa préparation de partie, en particulier le déroulement du scénario.

Donc, avoir le dernier mot sur tout ne signifie pas être un despote jaloux et dirigiste qui monopolise le temps de parole de la partie. Ça signifie être en grande partie responsable de la qualité de la partie : de son arbitrage, de l’intrigue, du relationnel, etc. ou du moins en être le garant, car le MJ juge et corrige au besoin chaque aspect de la partie pour tenter de donner le plus de cohérence et de crédibilité possible à l’ensemble. Cela peut aller de pair avec un fort contrôle sur le déroulement de la partie et de son contenu, mais ce n’est pas obligatoire.

JDR à autorité partagée

Quand le MJ n’a pas le dernier mot sur tout, il se plie à un corpus de règles qu’il peut avoir choisi avec les joueurs, créées lui-même ou pris dans un JDR existant. Si les règles lui disent de préparer une situation initiale seulement, plutôt que tout le développement des moments clé de l’histoire de la partie, il s’y pliera. Si les règles lui disent de ne rien préparer, il s’y pliera. Tant que les règles ne posent pas de problème notable et que le jeu convient au goût de tous, il n’y a pas de raison de les modifier. Si modifications il doit y avoir, elles seront faites avec l’assentiment des autres participants.

Les règles étant connues des joueurs, l’assentiment du groupe les fait passer au dessus de l’autorité du MJ qui devient un joueur comme les autres.

Règles → MJ + Joueurs

Les joueurs peuvent avoir autant à dire sur le déroulement de la partie que le MJ et cela d’autant plus qu’un JDR a autorité partagée laisse généralement l’histoire avancer sans être pré-écrite, en fonction des choix des joueurs. Il peut impliquer un partage de narration, et ce jusqu’au point qu’aucun participant n’endosse l’intégralité de l’autorité et des responsabilités du MJ de façon permanente (ce qu’on appelle de manière abusive « JDR sans MJ », par exemple Polaris de Ben Lehman) sans pour autant que cela ne soit absolument nécessaire. Cependant, laisser une grande autorité aux joueurs sans les cadrer peut facilement conduire à parler dans le vide en roue libre et à produire des parasitages entre la créativité des joueurs et la préparation de la partie. Pour éviter cela, il faut un système de règles qui cadre les espaces de créativité de tous (y compris ce qui concerne la préparation de la partie par le MJ s’il y en a) afin de garantir une adéquation entre toutes les interactions qu’offre le système du jeu. De telles règles font autorité pour créer une structure solide pour encadrer et permettre de laisser interagir sans accro la créativité et la préparation de chacun. Modifier le moindre détail d’un tel système de règles est généralement délicat, tant l’équilibre entre les règles est parfois subtil.

Il n’est pas dit qu’un MJ ayant le dernier mot sur tout ne puisse pas arriver à d’intéressants partages de narration avec ses joueurs. Mais nous verrons plus loin en quoi cela peut devenir contreproductif.

Dans un jeu à autorité partagée, les habituelles tâches du MJ peuvent être majoritairement concentrées sur une personne (bien qu’elle contrôle généralement moins le déroulement de l’histoire et de la partie) ou réparties entre plusieurs personnes simultanément ou en alternance.

Implications de ces choix

Dernier mot du MJ sur tout :

  • Quand un MJ a préparé un scénario où rien n’est laissé au hasard, et qu’il cherche à surprendre les joueurs, avoir le dernier mot sur tout lui permettra de ménager au mieux ses effets et manipuler plus facilement les joueurs sans qu’ils s’en rendent nécessairement compte. Avoir le dernier mot sur tout est idéal pour les Techniques de maîtrise de type « illusionniste » ou « participationniste »2. L’illusionnisme consiste à dissimuler les véritables Techniques employées par le MJ, tandis que le participationnisme consiste pour les joueurs d’accepter de jouer une histoire majoritairement contrôlée par le MJ en connaissance de cause.

  • Les règles ne sont qu’un outil pour atteindre ce qu’il souhaite, un jet de dé truqué peut donner de fausses indications (voulues) aux joueurs. C’est le cas des dés lancés pour faire « du bruit derrière le paravent3 ». Conserver un contrôle sur le résultat des jets de dés permet d’éviter les mauvaises surprises au MJ qui risqueraient de faire dérailler son scénario.
  • Les joueurs n’ont pas à se préoccuper des règles, le MJ s’en charge. Du coup, ils peuvent se concentrer pleinement sur l’interprétation de leurs personnages et ne jamais regarder « derrière le voile4 », c’est à dire ne pas avoir à gérer tout ce qui est extérieur à la fiction et ne pas connaître les véritables rouages du jeu et de son système. On considère que cela risquerait de briser le sentiment de vivre un rêve éveillé.
  • Enfin, cela permet de donner le devant de la scène au MJ. Pour qu’il puisse mener la danse, amener les ingrédients de son choix et briller par la qualité et la cohérence de ses choix et de sa préparation, il ne doit pas être entravé par un système et un univers trop rigides.

Si vous jouez de cette manière, un ou plusieurs de ces points vous importent sûrement.

Ici, c’est la qualité et la subjectivité du MJ qui assurent de bonnes parties. Un système trop ficelé et trop rigide risquerait d’empêcher le MJ d’amener la partie où il le souhaite vraiment et donc de produire des intrigues et coups de théâtre forts, mais aussi de permettre aux joueurs d’explorer l’ensemble brique par brique et de reconstituer à la manière d’un puzzle, une fiction où chaque détail participe d’un tout vertigineux de par sa cohérence, sa richesse, son niveau de détail et/ou son esthétique.

Pour des joueurs qui aiment avoir un contrôle sur l’histoire, que les règles soient transparentes et qui aiment savoir que leurs choix ont une véritable importance pour la partie, ce mode de jeu risque de leur donner l’impression d’être dépossédés de tout cela et d’être menés en bateau par le MJ. Les joueurs découvrant ou sachant percevoir les techniques d’illusionnisme peuvent même sortir complètement du jeu de manière irrémédiable.

Autorité partagée :

  • Les joueurs peuvent conduire l’histoire plutôt que de participer à une histoire dont les moments clé sont prévus à l’avance par le MJ (ou par le ou les auteurs du jeu). Le MJ les suit et réagit à leurs impulsions. Il n’a plus le devant de la scène, c’est à présent les joueurs qui l’ont. Cela interdit toute préparation de scénarios prédéterminant le déroulement de l’histoire.

  • Les joueurs peuvent obtenir de grands espaces de créativité. La fiction se nourrira des idées et inspirations de chacun plutôt que du MJ ou du livre seulement.
  • Le système devient transparent, cela signifie que les Techniques utilisées sont celles qui sont annoncées et tout le monde doit participer à la gestion des règles. Cela interdit tout illusionnisme.
  • Il devient plus facile de jouer sans préparation du MJ (scénario ou autre) voire avec un MJ très discret ou tournant.
  • Les joueurs ont vraiment le dernier mot sur certains éléments du jeu et de la fiction. Cela signifie que le MJ n’a pas à trancher certaines décisions, ni à avoir un véto sur les éléments qu’elle concerne, puisque d’autres participants le font.

Si vous jouez de cette manière, un ou plusieurs de ces points vous importent sûrement.

Dès qu’on laisse plus de responsabilité et plus de créativité aux joueurs, l’ensemble du fonctionnement du jeu s’en trouve chamboulé. C’est pourquoi, un système de règles solide doit être utilisé pour éviter qu’improvisation et préparation ne se contredisent. C’est pourquoi le MJ doit accepter de se placer sous l’autorité des règles du jeu.

La qualité de tous les participants est catalysée par la qualité du système de règles.

Pour des MJ qui aiment garder le contrôle, les choix majeurs et le devant de la scène, ce mode de jeu risque d’entrer en conflit avec leurs habitudes et de leur donner le sentiment que les règles du jeu font beaucoup de choses à leur place et leur imposent une façon d’être MJ qui ne leur convient pas.

Implication dans les démarches créatives

Il est possible de jouer ludiste, narrativiste comme simulationniste de manière traditionnelle comme en partageant l’autorité du MJ.

Seulement pour les raisons suivantes, certaines démarches créatives sont facilitées par l’une ou l’autre façon de jouer :

  • Le ludisme est facilité par le partage d’autorité car les règles doivent être au dessus de tous les participants pour que la compétition soit juste. Si quelqu’un manipule les règles en douce, le jeu est truqué. Les victoires et les défaites doivent avoir une incidence sur l’histoire. Il devient ainsi légitime que les joueurs connaissent les règles autant que le MJ et que tout le monde soit sûr d’utiliser les mêmes.
  • Le narrativisme est également facilité par le partage d’autorité car les joueurs doivent sentir que leurs actes conduisent l’histoire. S’ils découvrent que c’est le MJ qui tire les ficelles, leurs actes n’auront plus d’importance. De plus, donner des espaces de créativité plus larges aux joueurs facilite le développement de l’histoire et de sa thématique avant le respect du canon esthétique5.
  • Le simulationnisme est quant à lui facilité par un jeu traditionnel car le MJ pourra assurer la gestion de toutes les mécaniques de jeu et donc empêcher les joueurs de devoir soulever le voile. L’illusionnisme et le participationnisme sont des formes de maîtrises adaptées au simulationnisme. Le canon esthétique6 de la fiction pourra être enrichi par un grand volume de préparation et la personne détenant ces informations pourra garder un contrôle suffisant sur le déroulement de l’histoire pour en garantir une intégrité et une cohérence exceptionnelles.

Autres possibilités :

  • Vous jouez ludiste et le MJ a le dernier mot sur tout : il doit être transparent quant aux Techniques qu’il utilise et s’y tenir. Les joueurs doivent avoir confiance en sa capacité d’arbitrage pour que le jeu fonctionne correctement.

  • Vous jouez narrativiste et le MJ a le dernier mot sur tout : le MJ laisse les choix majeurs aux joueurs concernant l’évolution de l’histoire. Le MJ cède de son autorité, mais juge si les joueurs l’exploitent correctement. Il reste arbitre et garde également le contrôle sur les règles et leur application, mais il doit être transparent quant aux Techniques qu’il utilise et s’y tenir. Les espaces de créativité des joueurs devraient rester limités7.
  • Vous jouez simulationniste et l’autorité du MJ est partagée entre tous les participants : cela signifie que vous jouez selon cette démarche créative sans utiliser de Techniques d’illusionnisme ni de participationnisme. Les joueurs auront une autorité plus importante et éventuellement des espaces de créativité plus larges8.

Où ces deux pratiques entrent en conflit

Là où la pratique traditionnelle et le partage d’autorité se heurtent, c’est sur Le truc impossible avant le petit dèj’9. On entend souvent définir le JDR de cette manière : le MJ a le contrôle sur l’histoire et les joueurs sur les personnages principaux de cette histoire. Sachez que c’est impossible.

Si le MJ a le contrôle sur l’histoire, soit les joueurs contrôlent des personnages secondaires, soit ils ne contrôlent pas vraiment leurs personnages. C’est une manière de jouer fortement soutenue par les JDR traditionnels (mais ce n’est pas la seule).

Si les joueurs contrôlent les personnages principaux de l’histoire, le MJ ne peut pas avoir le contrôle sur l’histoire. Il ne fait qu’accompagner les personnages principaux, réagir à leurs initiatives, leur donner du grain à moudre. C’est une manière de jouer fortement soutenue par les JDR à autorité partagée (mais ce n’est pas la seule manière de faire).

Si le MJ veut véritablement avoir le contrôle sur l’histoire, il doit avoir un système de règles qui se plie à ses envies et il doit éventuellement pouvoir truquer le jeu.

Si les joueurs veulent véritablement conduire l’histoire, le système de règles doit être transparent et le MJ doit accepter de les accompagner plutôt que d’être le chef d’orchestre, on dit qu’il est le bassiste d’un groupe de rock (c’est ainsi que Ron Edwards présente le rôle du MJ dans Sorcerer).

Vos questions sont bienvenues, comme d’habitude.

__________________

1J’emprunte cette définition à Vincent Baker, si vous souhaitez en lire plus, suivez ce lien (en anglais) : http://www.lumpley.com/comment.php?entry=55

2Voir les explications concernant l’illusionnisme et le participationnisme de l’article La résistance asymétrique

3Selon la célèbre formule attribuée à Gary Gygax

6Ibidem

7Voir Vanilla narrativism dans le Provisional glossary

8C’est de cette manière que fonctionne Prosopopée

 

Bonjour à tous,

pour la première fois, j’accueille un article d’un autre auteur sur Limbic Systems. Il s’agit de Thomas Munier – auteur de Millevaux, un univers pour le jeu de rôle Sombre, auteur indépendant, animateur du blog créatif Outsider – qui vient nous parler de simplicité.

***

Je vais parler d’un vieux démon. D’une relation amour-haine.

Il est simple d’être complexe. Il est complexe d’être simple. Si la simplicité peut faire beaucoup de bien dans tous les domaines, elle n’est pourtant pas le chemin de moindre résistance. Le domaine du game design n’y fait pas exception.

En tant que bêta-testeur, j’ai accompagné Johan Scipion dans l’élaboration de Sombre, son jeu de rôle pour émuler la peur comme au cinéma. Johan voulait un système « simple, vraiment simple ». Cela lui a pris dix ans.

Quand Millevaux, mon univers d’horreur forestière, est devenu un setting pour le jeu de rôle Sombre, j’ai pu étudier de près le processus. J’ai compris le sens de la citation de Saint-Exupéry : « La perfection est atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. ».

Les premières moutures de Sombre étaient complexes et prévoyaient de nombreux cas de figure. L’ambition première était d’émuler « tous les genres de la peur ». Cela impliquait de brasser large.

Il y avait entre autres une longue liste de compétences. Quand Johan nous a demandé quelles compétences retirer, nous sommes tombé d’accord sur le fait qu’il était plus élégant de les supprimer toutes.

L’ambition d’embrasser tous les cas techniques s’est effacé au profit d’une autre ambition : Ramener le PJ à la condition de victime d’un film d’horreur. Sombre s’intéressait enfin plus à l’état physique et mental du PJ qu’à ses ressources, dérisoires face à l’adversité horrifique. Ce n’était pas arrivé en décrivant plus finement l’état physique et mental du PJ. Mais en supprimant les compétences, ce signal parasite.

Je commence à développer mon propre système, Inflorenza, pour jouer des héros, des salauds et des martyrs dans l’enfer forestier de Millevaux. Une alternative à l’horreur radicale de Sombre pour explorer différemment le même univers.

Je suis bien décidé à appliquer ces leçons de simplicité.

C’est difficile car la complexité m’est plus naturelle.

Les premières ébauches d’Inflorenza présentaient des conflits gradués, des jetons du MJ, des jetons des PJ. Un conflit se résolvait en séparant les dés du pool qui donnaient des réussites et des complications et les autres dés qui donnaient des indications sur la couleur des conséquences du conflit.

En playtest, c’était compliqué à expliquer et compliqué à retenir. J’aurais pu en rester là. Le jeu de rôle m’a habitué à la complexité. Mais je me suis rappelé pourquoi je développais Inflorenza. Je voulais remplacer mon précédent système pour faire de l’horreur épique à Millevaux. J’étais parti du Basic System. Je l’avais patché à mort pour obtenir un système proche de Anima : Beyond Fantasy. Il faisait le job. Avec ce système, on faisait bien de l’horreur épique à Millevaux.

Mais à quel prix ! Longues soirées de préparation, listes infinies de pouvoir et de matériel, combats joués en plusieurs heures. Mes joueurs devaient être bonne pâte pour accepter tout ça. La plupart du temps, ils faisaient ce que je leur disais sans vraiment comprendre le système.

Alors j’ai élagué Inflorenza. Supprimé les jetons. Supprimé la graduation des conflits. Réintégré les réussites et les complications dans le pool de dés donnant la couleur des conséquences du conflit.

J’ai supprimé encore d’autres choses. Pas de préparation préliminaire. Pas de scénario. Pas de création de personnage. Même pas de MJ. J’ai découvert le plaisir d’être PJ à ma propre table, dans mon propre univers.

J’espère bien que les prochains playtests m’amèneront à supprimer encore d’autres choses. Comme les héros d’Inflorenza sacrifient ce qui leur est cher pour accomplir leur destin.

Cela n’est pas dans ma nature car le jeu de rôle est un medium qui m’incite à la générosité. Pour y parvenir, je dois limiter clairement mes intentions de jeu. Supprimer toutes les parties du système qui s’en éloignent. Je choisis de faire confiance aux joueurs en fournissant juste assez de mécanismes pour servir l’intention et en leur laissant faire le reste. Quitte à prévoir un chapitre de règles avancées pour ceux qui en voudraient plus.

Avant tout, je veux m’inspirer de ce qui se fait de plus simple dans le domaine. Sombre, Barbarians of Lemuria, Corpus Mechanica. Limiter mon système à sa portion congrue : Le plaisir de s’asseoir et de jouer. Des héros, des salauds et des martyrs. Et rien d’autre. Sans fioriture.

Liens :

Sombre : http://terresetranges.net/sombre.php3

Millevaux : http://terresetranges.net/millevaux.php3

Inflorenza : http://www.terresetranges.net/forums/viewtopic.php?id=502

 

Écrire des jeux de rôle me passionne depuis toujours, ou presque. J’ai écrit mes premiers simulacres de JDR quand j’avais 11 ans et mon premier jeu de rôle « jouable » à l’âge de 13 ans. Depuis, je me suis essayé à la BD, à la vidéo, au jeu vidéo et autres formes narratives. Et depuis quelques années, je voue un véritable engouement au JDR.

Voici ce que j’aime dans la pratique et la création de JDR :

La fiction

Tout d’abord, je ne suis pas particulièrement passionné par les jeux en général, qu’il s’agisse de jeux de plateau, de cartes ou jeux vidéo (malgré une adolescence baignée de jeux vidéo). Ce qui me passionne dans le JDR, c’est la fiction, le fait de la préparer, de la créer, certes, mais surtout, d’interagir avec elle d’une manière intime. Qu’un choix d’un joueur puisse influer sur les événements de l’histoire m’a toujours fasciné et les histoires – de toutes formes – ont toujours été ma première passion. Le JDR permet de les appréhender d’une façon vraiment unique : en se projetant dans les personnages qui la tissent par leurs actions. Ainsi, les doutes d’un personnage, sa motivation, ses découvertes, ses projets, les risques qu’il encourt… peuvent également être ceux du joueur.

Le lien n’est plus seulement de l’empathie pour le personnage, on devient responsable de ses actes et de ce qui lui arrive, quand on échoue, on sent le poids de l’échec sur nos épaules. Quand on sacrifie quelque chose d’important, on endosse les conséquences de notre choix et la culpabilité.

Et ça, c’est une révolution dans le champ de la fiction. Le jeu vidéo est loin de permettre ce jeu avec la fiction et avec l’histoire que permet le JDR.

Le partage

Le JDR est une activité qui se partage et trouve-t-on plus grande satisfaction que celle d’explorer avec un groupe d’amis une intrigue, un monde, un système et des personnages que l’on a soi-même créés ou que l’on crée ensemble ? La découverte d’une évolution inattendue à une histoire dans laquelle on joue les principaux acteurs peut donner lieu à de grands moments de convivialité et de partage.

On ne partage pas que du plaisir, mais toutes formes d’émotions et d’idées politiques, philosophiques. On se dévoile aussi, d’une manière ou d’une autre.

Un romancier, un cinéaste ont généralement des retours et des réactions différées du moment où le public reçoit leurs œuvres. En JDR, le retour est immédiat. L’expression, la lueur dans le regard du joueur, les éclats de rire, tout cela est précieux pour moi. De plus, à la différence du théâtre, on est tous à la fois créateur et spectateur, et les meilleures parties génèrent une véritable alchimie autour de la table.

Une communauté active et enthousiaste me permet, notamment avec un cercle d’amis, de profiter tout les jours d’une émulation enrichissante et motivante que j’ai difficilement trouvé dans d’autres activités. Je me fais également un devoir de partager mes expériences d’auteur, de concepteur de jeu, avec d’autres. D’aider à la conception de jeu etc. Et cela crée et renforce des liens et nous procure une grande satisfaction.

L’interactivité

La dimension ludique du JDR permet de se projeter dans son personnage comme jamais. Le « jeu » du JDR, n’est pour moi qu’un moyen de modifier son rapport à la fiction. Cela crée une immense potentialité des histoires et de l’évolution des fictions, de donner du sens aux actes, de s’interroger sur le monde qui nous entoure, de faire sienne les motivations, les ambitions et les causes des personnages et d’embrasser d’autres points de vue.

C’est aussi l’occasion pour moi, en tant qu’auteur, de permettre à d’autres d’explorer des émotions, des idées, de faire des expériences en s’impliquant personnellement et en mettant du sien. Les cinéastes et les romanciers jouent énormément avec leur public, je suis sûr qu’ils rêveraient de pouvoir interagir avec le lecteur ou le spectateur de la façon que l’on a de le faire en JDR :

« Je veux donner aux spectateurs une ébauche de scène. Si vous leur en dites trop, ils n’y apporteront rien d’eux-mêmes. Proposez-leur juste une suggestion, et vous les ferez travailler avec vous. C’est ce qui donne son sens au théâtre : quand il devient un acte social. » (Orson Welles 1938)

Comme une partie de JDR exploite la créativité de tous ses participants, on peut y explorer des choses imprévues, voire, prendre en compte toute la subtilité et la sensibilité des choix des joueurs, contrairement aux médiums interactifs rigides où tout doit être prévu à l’avance, comme les jeux vidéo : donner des conséquences à des actions que l’on n’imaginait pas ; développer les recoins insoupçonnés d’un monde ; trouver des solutions qui dépassent l’entendement de l’auteur même du jeu ; et surtout, mettre les cerveaux de plusieurs personnes en ébullition au cours d’histoires qu’elles sont en train de vivre. Cela permet de créer du Positionnement, c’est à dire, de faire des choix des personnages ceux des joueurs – et de les placer au cœur du jeu.

Que mes propres créations soient un cadre dans lequel la créativité des joueurs et du MJ s’exprime me permet de partager un matériau fictionnel unique, avec mon empreinte, qu’ils s’approprieront à leur sauce. Et cela me procure beaucoup de bonheur.

Une activité sociale

Le fait de pouvoir partager cette activité est un élément important de ma passion pour celle-ci. La plupart des autres activités qui me passionnent (notamment celles impliquant une fiction) se vivent seul – ou à plusieurs mais avec une interaction faible ou médiate. Le JDR me permet de vivre des histoires à plusieurs sans barrières et de les partager pleinement.

Pour pouvoir comprendre les implications des règles et des phénomènes sociaux sur les parties qui seront jouées, je tire partie de théories de la psychologie sociale, discipline pour laquelle j’ai un attrait fort.

N’importe quel champ de réflexion est utile

La dramaturgie, la narratologie, la philosophie, la sociologie, les théories de conception de jeu me passionnent également et tous ces champs de réflexion (et bien d’autres encore) sont un formidable terreau pour notre activité. Et cette soif de connaissance, le JDR m’aide à l’étancher.

Le propos

Du fait de l’importance de la fiction, le JDR me semble être un médium propice à l’exploration de problématiques, prémisses et autres propos et points de vue sur le monde, injectés dans le jeu par l’auteur (qui peut être aussi bien le MJ, que le créateur du jeu) et exploré par les joueurs. J’ai tremblé, eu des chocs esthétiques, des bouleversements, les larmes aux yeux, je me suis trouvé grandi par certaines parties que j’ai jouées. Et j’ai vu cela chez mes partenaires également.

Découvrir que le monde peut être plus que je ne le croyais, me confronter à des questions morales, existentielles, politiques. C’est aussi pour ça que je joue et crée des JDR. Ce n’est pas l’apanage des films et romans et j’attends d’un support de création qu’il me permette d’explorer et donner à explorer ces choses-là.

Une économie sans risques (ou presque)

J’aime les œuvres qui me surprennent, qui empruntent des chemins insoupçonnés. Mais je suis également sensible à leur coût. Celles qui demandent de grands moyens sont beaucoup plus sélects. Et le fait qu’un médium soit accessible pour peu de chose : de la sueur, un traitement de texte et quatre bouts de papier… s’accorde avec mes convictions politiques.

Le faible coût de création d’un JDR permet plus aisément d’aborder librement tous les sujets que l’on souhaite sans l’entrave que rencontre l’industrie du jeu vidéo, par exemple (bien que de nombreuses perles, surtout du côté des jeux indépendants, transgressent heureusement le statu quo).

Une terre vierge

Tout reste à faire dans le JDR. Nous sommes des pionniers. Alors que les peintres, cinéastes, romanciers doivent digérer une histoire riche et chargée, où tirer son épingle du jeu est une gageure. En JDR, on peut bénéficier de cette histoire, mais le médium est encore jeune et cette sensation de découvrir de nouveaux continents est grisante.

***

J’aime créer des histoires, apprécier des histoires, j’aime les œuvres interactives, les activités sociales, j’aime intellectualiser et théoriser, créer seul et créer collaborativement quelque chose, j’aime les œuvres qui me font cogiter, me bouleversent, me donnent un autre regard sur le monde et sur l’existence, j’aime les médiums qui me permettent de m’exprimer avec trois bouts de ficelle et j’aime explorer les terres vierges de la créativité.

Pour tout cela, le JDR est un trésor.

Et vous, qu’aimez-vous dans la pratique et la création de JDR ?

Tester un jeu de rôle est toujours un travail délicat. Ne pas dire que le jeu est en test, vouloir trop en faire, asséner trop de critiques en une seule fois, tester les limites d’un jeu instable, devoir répondre aux critiques… Tout cela peut transformer une partie de test en cauchemar.

Un JDR, c’est comme un bateau. On a besoin de vérifier les pièces détachées avant de les assembler, puis vérifier s’il flotte et ajouter progressivement le moteur ou les voiles pour finir par la peinture et le matériel de sauvetage. Il faudra le lancer en mer plusieurs fois avant de pouvoir être sûr que d’autres pourront le piloter.

Je vous propose des techniques pour faciliter l’échange avec les testeurs, pour vérifier que l’on utilise bien les parties test à bon escient et pour optimiser leur fonctionnement.

Avant de lancer la partie, briefez les testeurs sur tous les points qui suivent.

  1. « Pas de critique du jeu durant le jeu ! » En dehors des problèmes empêchant la partie de se poursuivre (notamment quand le jeu n’a encore jamais été testé), n’interrompez jamais la partie pour parler du jeu et des difficultés rencontrées. Pour éviter les interruptions, notez vos remarques pendant la partie de manière à ne pas avoir à vous les remémorer après coup.

  2. L’auteur doit expliquer ses intentions vis à vis de son jeu avant la partie de façon à permettre aux testeurs de l’aborder de la meilleure façon possible.
  3. L’auteur doit indiquer le stade de développement de son jeu (sans pour autant faire une liste des problèmes potentiels avant de jouer) :
    1. Le jeu est embryonnaire : la partie test servira seulement à vérifier la validité de certaines techniques. Essayez des tests d’une demi-heure en petit comité (à 2 ou à 3). Les joueurs doivent tout faire pour faire fonctionner le jeu, y compris trouver des moyens de combler les lacunes, même si ces moyens sont temporaires, néanmoins, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Inutile de vouloir faire avancer un bateau sans voiles ni moteur. Je vous conseille vivement de tester vos jeux dès que vous avez seulement un début de système, même s’il est plein de trous, cela vous permettra d’avoir une meilleure vision de votre projet et éventuellement, de vous débloquer : si vous essayez d’arriver à votre première partie test avec un jeu fini, vous risquez de vous décourager, surtout si le résultat s’avère décevant. À cette étape, la partie sera fréquemment interrompue par des réflexions sur « comment régler les problèmes rencontrés », donc son fonctionnement est particulier : n’hésitez pas à utiliser la première idée qui vous passe par la tête pour combler les lacunes et réparer votre embryon de système. Vous aurez plus tard tout le temps de réfléchir à quelque chose de mieux. Combler les lacunes et réparer les problèmes à la volée cela vous permettra de tester tout le reste de votre proto-système et d’en avoir une première expérience. C’est donc la seule étape où vous pouvez discuter du jeu en y jouant, où les conseils sont bienvenus et où vous cherchez à bricoler le jeu pendant que vous jouez.
    2. Le jeu tient debout : de nombreuses choses restent à régler, mais on arrive à le faire tourner sur des demi-parties voire quasiment sur des parties complètes dans le meilleur des cas. Les joueurs doivent encore faire leur possible pour aller dans le sens du jeu. Ne testez pas les limites, cela risquerait de fragiliser votre partie ! Certaines règles mériteront encore sans doute une réparation à la volée, mais ça doit rester exceptionnel. Ça peut être une bonne idée de profiter d’une pause pour corriger vous-même les éventuels problèmes majeurs avant de reprendre. Si vous vous rendez compte que le jeu n’est pas encore à l’étape b), retournez à l’étape a).
    3. Le jeu est robuste : les choses à régler n’empêchent pas la partie de tourner correctement, elles diminuent seulement le confort de jeu. Il est important de pousser au maximum l’analyse de ce qu’il se passe dans les mécaniques et dans la fiction, tout en cherchant à aller dans le sens du jeu, avec un peu plus de souplesse cependant. SI vous vous rendez compte que le jeu n’est pas encore à l’étape c), retournez à l’étape b).
    4. Peaufinage : le jeu est rôdé, il ne manque que des problèmes de second ordre à régler. Les testeurs peuvent à présent tester les limites de la conception du jeu, afin de voir où elle craque et où elle tient. Vous n’arriverez à tester votre jeu sous tous les angles, il se produira toujours des cas de figure que vous n’aviez pas prévu. Avec l’expérience, vous apprendrez à optimiser vos créations.
  4. Après la partie, lors du feedback, chaque participant aborde à tour de rôle l’ensemble des remarques qu’il a notées pendant le jeu. Il peut en noter d’autres pendant le feedback des autres testeurs et demander de refaire un tour. Poursuivez jusqu’à ce que plus personne n’ait rien à dire. Que vous soyez auteur ou testeur, évitez de commenter, de vous justifier ou de répondre immédiatement aux remarques des uns et des autres, sauf pour bien comprendre ce qu’ils veulent dire ou répondre aux questions. Débattre sans prise de recul peut vous faire perdre beaucoup de temps et créer des tensions inutiles. Bien sûr, c’est moins convivial comme ça, mais beaucoup plus constructif et beaucoup moins prise de tête.
  5. Le but de l’exercice est prioritairement de relever les choses qui coincent, qui ne fonctionnent pas comme on le souhaiterait. Remarques et critiques ne valent a priori que pour celui qui les fait. L’auteur n’a pas à se justifier de les prendre ou non en considération, ni même à y répondre. Il aura tout le temps d’y réfléchir à tête reposée par la suite.
  6. Il y a forcément des points positifs, il est important de ne pas les oublier. Recevoir une succession de critiques est souvent dur à encaisser.
  7. Une partie test ne sert pas à ajuster les statistiques de votre système, car même au bout de dix parties, vous n’aurez pas lancé suffisamment le dé pour établir de véritables statistiques. Les statistiques sont une question mathématique, si les maths ne sont pas trop votre tasse de thé, faites un système qui n’a pas besoin de statistiques, qui se calcule facilement ou demandez à des amis de vous aider. Une partie test ne sert pas non plus à dénicher les moindres failles, car vous pourriez jouer longtemps en les évitant à chaque fois, du fait de vos propres habitudes de jeu. Le testeurs ne sont pas non plus un jury marketing pour votre jeu, c’est à vous de choisir et d’assumer vos partis pris. La partie test vous permet en revanche d’avoir une vue d’ensemble de votre jeu et de vérifier qu’il fertilise l’imagination des joueurs et qu’il crée une bonne dynamique sociale, notamment en permettant à tous les participants de répondre aux mêmes attentes.
  8. La partie test permet de révéler des problèmes avant tout, tenter de les régler peut amener plus de difficultés que de solutions ; de plus, l’auteur est le seul à avoir une vision d’ensemble de son projet, les testeurs cherchant des solutions risqueraient de pousser l’auteur dans des directions en rupture avec sa vision, voire, de l’inciter à faire des choses qu’ils aiment avant de chercher à aller dans la même direction, ce qui ne serait que perte de temps. Trouver la bonne solution à un problème de conception d’un jeu de rôle peut être un long travail et une séance de jeu ne suffira souvent pas. Néanmoins, si l’auteur se sent capable de faire un bon tri dans leurs propositions ou a une très grande confiance en leur jugement, il peut encourager les testeurs à lui donner des idées et suggestions de solutions.
  9. Les testeurs doivent respecter l’intention de l’auteur et ne pas chercher à transformer le jeu à leur façon, selon leurs goûts. Symétriquement, l’auteur doit parvenir à prendre du recul et à bien prendre conscience que les remarques et critiques des testeurs ne sont pas toujours pertinentes vis-à-vis de sa vision.
  10. Essayez de distinguer vos observations factuelles de celles basées sur votre ressenti :
  • les interventions factuelles doivent être argumentées, elles portent sur des problèmes de conception : repérer un dysfonctionnement, une incohérence, un manque etc.
  • les interventions basées sur votre seul ressenti sont également importantes, mais elles doivent rester bienveillantes et respectueuses de l’auteur et des autres testeurs : avoir aimé ou pas la partie, l’ambiance, le style du jeu, l’univers, le système, préférer certaines alternatives, certaines manières de jouer etc.
  1. L’auteur doit prendre en compte chaque remarque : un mauvais feeling d’un joueur ou de l’ennui peut être le symptôme d’un vice de conception du jeu ; soyez bienveillants à l’égard des testeurs.
  2. Ne testez pas trop de nouvelles règles à la fois. Essayez de ne faire que peu de modifications entre deux tests. Il est difficile de juger l’interaction de nombreuses nouvelles règles que vous ne comprenez pas entièrement.Tant que les fondations du jeu ne sont pas solides, il est inutile de passer trop de temps à tester des règles plus pointues et spécialisées.
  3. La partie test n’est qu’une façon d’analyser le fonctionnement de votre jeu et de trouver d’éventuels problèmes. Pas un moyen de développer votre jeu (sauf éventuellement quand il est à l’état embryonnaire). Ne vous éternisez pas en parties tests, le travail de conception se fait en dehors des parties. On ne modifie pas le bateau quand il est à l’eau.

Choisissez des testeurs qui n’ont pas de problèmes à jouer à un jeu imparfait voire peu fiable ou embryonnaire.

Mettez en place des conditions de jeu optimales.

Si vous souhaitez un regard extérieur, par exemple si vous ne parvenez pas à expliquer un phénomène autour de la table ou les effets d’une règle, n’oubliez pas que vous pouvez venir en parler dansla rubrique Banc d’essai de silentdrift.

Choisissez-vous un « directeur de projet », quelqu’un qui vous aidera à voir les incohérences du jeu, à réfléchir au texte du jeu et à la cohérence globale de votre projet et de vos partis pris, en vous laissant toutefois avoir le dernier mot.

Enfin, sachez que certaines théories vous permettront de distinguer plus facilement la nature des difficultés que vous pourrez rencontrer durant la partie. N’hésitez pas à lire et relire des théories de conception de jeu et suivre leurs développements.

Vous trouverez la version PDF de cet article ici.

Tagged with:
 

Dans cet article, je vous propose d’analyser les tenants et aboutissants de la démarche créative simulationniste à travers les particularités de Prosopopée.

Pour rappel : une démarche créative est la manière selon laquelle les participants d’une partie de JDR prennent plaisir ensemble et mettent en œuvre une manière de jouer en phase avec le plaisir recherché. Les trois démarches identifiées par Ron Edwards sont appelées le ludisme (ou Gamism), le narrativisme et le simulationnisme.

On dit qu’un jeu « soutient » une démarche créative dans la mesure où ses règles, son univers et sa création de personnages et de situations encouragent à une certaine démarche créative, sans pour autant pouvoir la garantir. Le jeu n’enferme pas les joueurs dans une démarche créative, il les invite à l’explorer.

Pour en savoir plus, vous pouvez lire Le GNS est un outil ou le chapitre consacré aux démarches créatives dans l’article de Christoph Boeckle.

J’affirme que la démarche créative soutenue par Prosopopée est le simulationnisme et voici pourquoi.

1) Narrativisme et simulationnisme

La principale confusion que l’on fait au sujet de Prosopopée, c’est de considérer qu’il soutient une démarche narrativiste, je vais donc me concentrer sur les différences entre les démarches narrativiste et simulationniste.

La démarche narrativiste consiste à créer ensemble une histoire sur le moment (le sous titre du narrativisme est Story now en anglais : L’histoire maintenant). Le point central de cette démarche, est le sens moral et éthique donné aux actes des personnages. Pour qu’un acte ait du sens, il faut qu’il ait été librement choisi par le joueur (éventuellement, parmi plusieurs choix possibles) à partir d’une situation où aucun choix proposé n’est strictement meilleur que l’autre et que chaque choix implique une perte. De plus, il faut que l’histoire même se développe à partir des conséquences de ces actes. Si les actes des personnages engendrent l’histoire, chaque choix est important.

Les situations jouées sont toujours problématiques dans la mesure où il n’y a pas de « meilleure » solution ou même de « bonne » solution. Elles interrogent les participants (ce que l’on appelle la prémisse : la question que pose une histoire au sens dramaturgique ; et à laquelle les protagonistes de l’histoire répondront par leurs actes.1) et les personnages y répondent par leurs actes. Les actes expriment les valeurs morales de son personnage : la réponse aux questions posées. Les participants seront ainsi amenés à prendre position moralement par rapport aux actes des personnages et à formuler des jugements. C’est là le cœur de la démarche narrativiste. (Plus de précisions dans un article précédent ou dans l’essai de Ron Edwards)

Jouer selon une démarche simulationniste, c’est faire en sorte que le style, la logique et la cohérence de la fiction soient ce qui préoccupe le plus les participants. Cela signifie qu’ils développeront un cadre appelé canon esthétique et qu’ils chercheront à dire des choses qui séduiront leurs partenaires de jeu, en étayant les éléments de ce canon sans jamais le transgresser.

Jouer simulationniste, c’est célébrer le canon de la fiction, c’est-à-dire produire un ensemble d’images et d’événements fictifs conformes aux attentes et aux exigences des participants et y prendre plaisir. Les participants établiront préalablement et au fil de la partie, des limites à leur cadre, en des proportions très variables selon les tables et les jeux.

Le cœur des parties simulationnistes se situe dans les interstices : le cadre défini avant de jouer étant par définition incomplet, les participants le développent généralement dans des directions inattendues de leurs partenaires. À partir du moment où les participants parviennent à développer efficacement la fiction sans devoir être recadré, on peut dire que le canon est solide. Plus ils peuvent ajouter d’éléments inattendus au cadre initial, plus on peut dire que le canon est élastique. Ron Edwards appelle Constructive denial : Le déni constructif.

Enfin, tout cela passe par le soin de ne pas briser l’illusion de la fiction, ne pas rappeler que tout ceci est imaginaire, d’où le besoin d’éviter d’avoir à recadrer les participations des participants (le sous titre du simulationnisme est The right to dream : Le droit au rêve). 2

1.1) Story now et story before

Si l’on crée une histoire pendant qu’on joue et non avant, c’est forcément narrativiste ?

Non. Une partie durant laquelle on crée l’histoire pendant qu’on joue ne soutient pas nécessairement une démarche narrativiste. Certes, une partie narrativiste n’est pas possible si l’histoire et son déroulement sont déterminées à l’avance (si on utilise un scénario par exemple), mais cela ne veut pas dire qu’on fait du narrativisme à chaque fois que l’on crée l’histoire pendant qu’on joue.

Le fait de créer l’histoire avant la partie est une option possible et valable pour une démarche simulationniste, mais ce n’est pas la seule, ainsi, il est tout à fait envisageable que l’histoire soit créée sur l’instant tout en jouant simulationniste. (Voir ce schéma de Vincent Baker)

De plus, il faut garder à l’esprit que Ron Edwards donne au mot « histoire » dans « Story now », l’idée d’explorer une prémisse. Le « now » implique que la prémisse soit explorée collaborativement, il ne peut donc pas être un exposé que le MJ ferait aux joueurs en gardant le fin mot sur le propos de l’histoire.

Pour faire simple :

  • si l’ensemble des participants créent une histoire pendant la partie en explorant une prémisse, que les joueurs y répondent et que c’est ce qui prime, la partie devrait être narrativiste ;
  • si l’ensemble des participants créent une histoire pendant la partie, mais sans explorer de prémisse, la partie peut être ludiste ou simulationniste ;
  • si une prémisse est amenée dans la partie par un seul participant (généralement le MJ) et y répond lui-même – et que les autres la découvrent sans avoir de prise dessus – la partie peut être ludiste ou simulationniste.

L’histoire générée lors des parties de Prosopopée ne vise pas à explorer une problématique morale (autrement dit : les participants ne répondent pas à une question morale par les actes de leurs personnages).

1.2) Histoire dramatique et Rêve éveillé

Dans Prosopopée, l’histoire en tant qu’intrigue et succession d’actions n’est pas au premier plan. On se focalise d’abord sur les images créées verbalement et sur la construction du monde où se déroule l’histoire ; sa beauté, son étrangeté, sa logique, sa mystique… (le monde étant ici absolument tout ce qui est décrit dans la fiction, jusqu’aux personnages des joueurs eux-mêmes, les codes sociaux etc.). Le moment où le jeu est le plus intense, c’est quand le monde créé, sa beauté et ses mystères deviennent le centre de l’attention. Et que tout les participants partagent ce rêve éveillé.

Tout est fait pour pousser à explorer un rêve éveillé zen et poétique. Aucune règle du jeu, aucun élément de l’univers ou de la création de l’histoire ne pousse les joueurs vers autre chose : il n’y a pas de choix moraux ; l’intrigue suit un schéma relativement simple ; les actions des personnages permettent de révéler le décor, les habitants, leurs problèmes et les solutions.

1.3) L’absence de choix moraux

Quand on résout un problème à Prosopopée, on cherche sa cause. Les problèmes s’organisent de manière hiérarchique, impliquant que certains sont plus proches de la cause de tous les maux et d’autres n’en sont que des symptômes. Les problèmes sont liés à la difficulté des humains à vivre avec la nature (et le monde du surnaturel). Les conséquences des actes des personnages se contentent de rendre la tâche plus difficile et de modifier la compréhension qu’ils ont du problème.

Les histoires explorées au cours de parties narrativistes impliquent l’exploration d’une prémisse. Or, dans Prosopopée, pas de « dois-je poursuivre mon idéal si cela met en danger mes proches ? », ni de « puis-je trahir la confiance que les autres ont en moi pour leur propre bien ? » ou encore « puis-je sacrifier quelques uns pour le bien du plus grand nombre ? ». Les Médiums suivent une quête dont l’objectif est clair et ne changera pas : aider les habitants des villages (et les humains en général) à résoudre les Problèmes qu’ils ont créé dans la nature. Ils n’ont pas à résoudre des dilemmes ou des drames déchirants. Ce but n’est pas remis en question car il est dans la nature même des Médiums de résoudre le déséquilibre et tous les problèmes qu’il provoque.

Si des participants créent des problèmes, ces problèmes sont ceux qui devront être résolus à la fin, donc pas de double enjeux, donc, pas de choix moraux, donc, pas de narrativisme.

2) Le canon esthétique

Le canon esthétique est l’unité stylistique et logique de la fiction produite au cours de parties de jeu de rôle. À la manière d’une peinture, la force de l’harmonie de sa composition, la manière dont les éléments et les couleurs s’agencent peuvent justifier à elles seules son intérêt. La démarche simulationniste fonctionne de la même manière. Cette démarche est également idéale pour l’exploration de mystères du monde, des civilisations, de la structure d’un monde etc. Chaque groupe établit le canon de la fiction qu’il génère en respectant un ensemble de critères et d’exigences communes.

N’importe quel groupe de jeu de rôle constitue un canon plus ou moins large et malléable, et ce, quelle que soit la démarche créative à l’œuvre. Il existe un grand nombre de façons de faire respecter le canon lors de parties de jeu de rôle. Une personne peut en être garante (généralement le MJ) ou chaque participant ; et les moyens explicites ou tacites de réguler les écarts sont variés.

La première spécificité de la démarche simulationniste, c’est qu’il est important d’éviter autant que possible d’avoir à rectifier les interventions des participants pendant la partie, car la solidité du canon y est en soi un motif de plaisir (alors que pour les deux autres démarches créatives, le plaisir se focalise sur d’autres approches de la fiction, donc ce n’est pas gênant de faire des parenthèses pour se mettre d’accord afin d’optimiser l’expérience).

Pour ce faire, le contenu de la fiction et l’intrigue peuvent être en grande partie prévues à l’avance. Les mécaniques du jeu peuvent prédéfinir l’ensemble des possibilités des personnages en simulant la faisabilité et les conséquences de chaque action en fonction de paramètres préétablis ; GURPS, Rolemaster et certaines versions de D&D poussent le bouchon particulièrement loin à ce sujet ; pour jouer narrativiste ou ludiste, de tels partis pris pourraient être accessoires, encombrants, voire franchement incompatibles.

Mais le canon ne joue pas ce seul rôle. Il est également le matériau fondamental avec lequel les participants vont jouer. Tester la résilience du canon – sa résistance aux transgressions et sa capacité à endiguer les violations potentielles à l’unité et à la cohérence de la fiction, mais aussi son élasticité – est le point de focalisation de toute partie simulationniste. Ainsi, la façon dont un joueur va interpréter son personnage et le faire agir, résoudre les problèmes, etc. sont des façons, pour lui, d’enrichir, développer et éprouver le canon ; mais que les joueurs puissent continuer de le faire sans que les autres participants (ou le MJ) n’aient à les recadrer, est de première importance.

Les participants exploitent la proposition créative au mieux quand ils parviennent à séduire, voire aller au delà des attentes des autres participants de par l’originalité de leur contribution au canon, sans le transgresser (pour plus d’information concernant le jeu de séduction entre participants, voir l’article La résistance asymétrique ; j’ai également expliqué le processus à l’œuvre au cœur de Sens hexalogie dans l’article Espaces de créativité).

2.1) Dans Prosopopée

Quasiment aucun élément fictif n’est prévu à l’avance, en dehors du fait que le monde du jeu se situe avant l’aire de l’industrie et de la modernité. Et c’est bien utile dans un jeu où le partage de narration est aussi important.

Les mécaniques du jeu balisent la nature des actions que doivent entreprendre les personnages pour résoudre les problèmes.

L’absence de noms propres permet d’éviter que les participants aient à inventer des noms à la volée pour les PNJ et incite à décrire davantage les choses, le décor et les personnages.

Ensuite, certains joueurs appelés Nuances doivent décrire au début de la partie – en s’inspirant librement d’une image, un objet ou quoi que ce soit d’autre – le lieu principal dans lequel se déroulera l’histoire. Le canon commence à être étayé à ce moment-là.

Ensuite, quand l’histoire commence, à chaque fois qu’un participant aime ce qu’un autre narre, il lui donne un dé d’Offrande (un simple dé, pris d’une réserve située au milieu de la table). Ce don de dés permet de mettre en relief, pour tous les participants, ce que chacun apprécie particulièrement, et donc, ce qu’il attend de la partie. Ce sont les fameux « critères et exigences » qui servent à consolider le canon.

Les participants comprennent donc qu’ils doivent faire un effort pour plaire aux autres afin de récolter ces dés d’Offrande qui leur permettront plus tard de résoudre les problèmes fictifs rencontrés par leurs personnages. Les joueurs sont donc vivement incités à étayer le canon dans le but de séduire et surprendre, ou tout simplement coller aux attentes de leurs partenaires de jeu.

C’est de cette manière que les participants créent, consolident et explorent le canon. Et c’est cela qui est au cœur du jeu.

Il reste une règle importante : à tout moment, un participant peut placer un dé de Problème sur une feuille au milieu de la table. Ce dé de Problème permet de rendre central dans l’histoire, quelque chose qui a été introduit dans la fiction par quelqu’un d’autre et donc de le valoriser en le hissant au statut de Problème.

De plus, cela offre une utilité supplémentaire : celui qui pose le dé de Problème peut l’utiliser d’une autre façon, pour modifier un élément de la fiction qui ne lui plaît pas. Cela évite dans certains cas d’avoir à rectifier une contribution en « négociant » hors de la fiction.

Ainsi, l’on peut préserver le canon et l’explorer à fond sans avoir à interrompre le flot de la fiction.

2.2) L’espace de créativité des joueurs

Dans une partie simulationniste traditionnelle, il est courant que la tâche du MJ soit de révéler le contexte, tandis que les joueurs auront pour tâche de développer ce qui concerne leur personnage, en adéquation avec le reste de la fiction. Les joueurs ont besoin de percevoir le monde comme le percevrait leur personnage (j’en expliquerai les raisons plus tard).

Dans Prosopopée, les joueurs jouent des divinités s’incarnant dans les personnages du tableau qu’elles ont créé. Dès lors, leur perception du monde est plus large que celle d’un humain. Ils peuvent donc à la fois définir les actes, les paroles et l’apparence de leur personnage, mais aussi le monde qui les entourent, puisque c’est eux qui le créent. Cela convient à leur statut divin et permet de justifier le partage de narration (ou espace de créativité) dans la fiction, qui n’est plus seulement une technique de jeu, mais une propriété des personnages incarnés par les joueurs.

Plutôt que de découvrir une histoire et un contexte écrits à l’avance par l’un d’entre eux, les participants découvrent progressivement les idées des autres participants et le suspense persiste du fait de ne pas savoir ce qu’un des autres participants va dire et ainsi, orienter l’histoire dans une direction inattendue.

Pendant les parties de Prosopopée, les joueurs mettent le maximum de leur énergie à développer collaborativement le canon de la fiction entière : le contenu (personnages, décor etc.) et pourquoi les choses vont comme elles vont ; par exemple :

3) Ne jamais regarder derrière le voile

Pour que le rêve s’épanouisse, les participants ne doivent jamais regarder derrière le voile ; cela signifie plusieurs choses :

  1. il faut sortir le moins possible de la fiction ;
  2. les techniques d’illusionnisme (la manière dont le MJ s’arrange pour dissimuler certaines pratiques ou choix qu’il fait, notamment pour faire respecter le scénario qu’il a préparé) doivent être aussi discrètes que possible ;
  3. les phénomènes sociaux (interpersonnels) gagnent à être maquillés pour se fondre dans la fiction ;
  4. il vaut mieux éviter les techniques qui ne sont pas justifiées par la fiction, qui n’y trouvent pas leur cause.

Concernant le point 1, considérez que les rectifications, les explications des règles, les mises au point et discussions extérieures à la fictions devraient être réduites à leur pure nécessité, ce qui n’est pas vrai pour les autres démarches créatives : une partie narrativiste, par exemple, gagnera à ce que les participants se posent des questions les uns aux autres, se fassent des suggestions, expriment leur jugements etc.

Concernant le point 2, dans le cas où un MJ veut cacher certaines de ses pratiques aux joueurs, notamment leur faire croire qu’ils ont une prise sur l’histoire, qu’ils sont libres d’agir à leur guise et que leurs actes ont de l’importance, alors que c’est le MJ qui contrôle secrètement tout cela. Ceci ne peut fonctionner que dans le cadre d’une démarche simulationniste (Sens de Romaric Briand en est un bon exemple), mais n’est absolument pas nécessaire aux parties simulationnistes.

Concernant le point 3, les livres et les groupes proposant des parties simulationnistes oublient volontairement l’existence des personnes autour de la table de jeu de rôle. L’oubli devient parfois délétère, car il empêche la démarche créative de s’exprimer. En effet, le jeu de rôle fonctionne sur des interactions entre individus ; les groupes où les participants prennent du plaisir sans le manifester ni le partager aux autres sont les plus fragiles, en particulier lorsque cela est encouragé par le jeu. Quand les joueurs ont appris le jeu de rôle ensemble, se connaissent par cœur et jouent ensemble de longue date, il est possible que la connivence et la communication non-verbale suffisent à harmoniser les attentes de chacun et à faire connaître le plaisir que l’on prend.

Ce point mérite que l’on s’y attarde. L’idéal, c’est d’intégrer dans les règles du jeu des moyens de faire connaître les attentes et les exigences de chacun et de permettre d’exprimer le plaisir que l’on prend. Le don de dés d’Offrande de Prosopopée permet d’exprimer le jugement et le plaisir pris par les participants sans toutefois interrompre la fiction, en glissant un dé vers la personne en train de parler. Je vous renvoie également vers mon article Espaces de créativité pour la description du processus à l’œuvre dans Sens Hexalogie.

Concernant le point 4, le fait de devoir justifier les techniques dans la fiction et d’y trouver leurs causes ne veut nullement dire qu’il ne faut pas lancer de dés ou calculer de scores, mais que le fait de lancer les dés et de manipuler des ressources chiffrées ou autres doit être justifié par la fiction.

Dans Prosopopée, le don de dés d’Offrande est justifié comme une Offrande que se font les divinités qui peignent le Tableau. J’ai créé l’ensemble des mécaniques de résolution et de création de Problèmes en veillant à ne pas enfreindre ce point.

Une idée répandue voudrait que plus une technique ou manière de jouer serait intuitive pour un participant et plus elle paraîtrait adaptée à la démarche simulationniste. Je pense qu’il ne s’agit en réalité que d’une question d’habitude. Quand on s’habitue à une technique, elle se fait oublier plus facilement. Appréhender une technique nouvelle demande fatalement plus d’efforts.

3.1) La difficulté du simulationnisme

Le fait de ne jamais regarder derrière le voile crée une difficulté : les attentes et exigences des participants s’harmonisent difficilement si on n’en parle pas. Le fait d’en parler hors des parties est également difficile dans le cas où le MJ utilise des techniques d’illusionnisme. Et le fait, en tant que joueur, de ne pas exprimer son avis ni son ressenti empêche d’aligner attentes et exigences et ne permet pas de canaliser les frustrations.

C’est pourquoi les groupes constitués de personnes d’horizons différents, avec des habitudes différentes pourront avoir du mal à jouer convenablement ensemble, notamment si les détails du fonctionnement des parties n’est pas expliqué.

Je vous conseille de réfléchir à ce point.

***

Cet article était pour moi l’occasion de creuser la démarche simulationniste, très peu approfondie par chez nous et souvent galvaudée, tout en démontrant de quelle manière Prosopopée s’y inscrivait. Si des questions subsistent, n’hésitez pas à les poser en commentaire.

***

Discussions antérieures à ce sujet sur Silentdrift :

1Voir premise dans le « Provisional glossary » ainsi que le chapitre consacré aux prémisses dans l’article Narrativism : Story Now de Ron Edwards.

2 Plus de précisions dans l’essai de Ron Edwards