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Suite et fin de la partie enregistrée de Prosopopée par les talentueux Aventureux !
Une fin de partie très prosopopéenne qui clôt une partie avec des moments épiques, on pourrait parler de « Princesse Osopopée » :
https://www.lesaventureux.com/podcast/2018/1/7/les-aventureux-excursion-02-prosopope

Les Aventureux ont enregistré un actual play de Prosopopée qui s’avère d’une très grande qualité ! Je recommande chaudement l’écoute (pour une quarantaine de minutes) : https://www.lesaventureux.com/podcast/2017/12/12/les-aventureux-excursion-01-prosopope-un-chagrin-royal-partie-1

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Cet article, aborde deux concepts essentiels pour la suite de mes réflexions : l’Absorption et la Combativité.

Je tiens le concept d’Absorption d’Axel Fourdrinier (Meta), qui l’évoque dans ce commentaire du podcast de la Cellule La Réflexion sopposetelle à limmersion ? et dont nous avons discuté par la suite en privé.

La Combativité est un concept de ma création que l’on pourrait rapprocher de l’Empowerment, concept utilisé notamment dans le jeu vidéo, d’après cette discussion.

Il me semble pertinent d’utiliser un concept spécifique pour le jeu de rôle qui, contrairement au jeu vidéo donne d’emblée une part créative au joueur et un potentiel d’action extrêmement vaste (pour ne pas dire infini) car non scripté1.

Ces deux concepts remplacent avantageusement l’idée “d’immersion” qui pèche par subjectivité et par l’absence de reconnaissance de la diversité des pratiques que porte notre activité, se rendant responsable de nombreuses incompréhensions2. Pour ces raisons, je n’emploierai plus ce terme dans le reste de l’article.

J’expose ici ma vision des choses, nourrie par mes diverses expériences du jeu de rôle.

La Combativité ou peser sur les enjeux

La Combativité est une posture3 d’un joueur qui épouse le combat de son personnage en cherchant à obtenir une issue à son avantage. Elle est tournée vers le faire du personnage, plus précisément l’accomplissement et l’élaboration d’objectifs.

Le joueur en posture combative se tourne vers un futur, proche ou distant : un objectif qu’il cherche à atteindre (ou une menace qu’il cherche à fuir). Il se focalise prioritairement sur les moyens d’atteindre l’objectif en question et les enjeux qui le sous-tendent. Le joueur peut poursuivre plusieurs objectifs, y compris s’ils sont en conflit l’un avec l’autre.

Un joueur en posture combative agit pour obtenir ce qu’il souhaite et se protéger de ce qu’il ne souhaite pas. Cette posture implique un rapport de force entre personnages et entre participants. Or, dans un jeu de rôle, la fiction étant souple et libre d’interprétation, il est difficile d’obtenir véritablement ce que l’on souhaite dès qu’un conflit entre en jeu contre un autre participant.

L’arbitraire d’un jugement (du MJ ou d’un autre participant) nuit à la Combativité dans la mesure où il est difficile de prédire quand un choix pèsera en faveur du joueur ou non4. Le joueur en posture combative a besoin de savoir quand une de ses décisions va augmenter ses chances de succès ou non. D’où le recours à des chiffres, dés, etc.

En épousant la volonté de son personnage et son envie d’atteindre ses objectifs, le joueur a besoin d’un marqueur de progression vers son objectif.

La Combativité est une recherche d’emprise sur la situation de la fiction : le joueur poursuit prioritairement son objectif et des moyens pour l’atteindre. Elle est indispensable à une pratique compétitive, mais elle n’en est pas synonyme, car la Combativité peut parfaitement enrichir une pratique du jeu de rôle dramatique ou contemplative.

Les mécaniques5 offrent un contrôle sur la fiction, pour marquer une prise de pouvoir efficace et incontestable et faire évoluer la situation dans le sens qui importe au joueur.

Le rôle des mécaniques vis à vis de la Combativité

Les mécaniques offrent une prise sur les événements de la fiction à un joueur en posture combative. Mais pour renforcer la Combativité, c’est-à-dire encourager et récompenser cette posture, il faut que le joueur puisse influencer l’issue d’un conflit, par exemple en dépensant des ressources, en élaborant des choix tactiques, moraux ou autres. Il doit se sentir responsable de l’issue du conflit, y compris si elle est négative, sans quoi, lancer un dé peut paraître aussi arbitraire qu’un jugement de MJ.

L’utilisation de mécaniques transparentes (c’est-à-dire sans règle ou procédure cachée) et offrant une prise au joueur renforce la Combativité. Les mécaniques deviennent alors le moyen par lequel la volonté du joueur impacte le devenir de l’histoire et sont un facteur favorisant l’implication du joueur dans la fiction.

On peut rendre cette approche plus satisfaisante avec des règles appropriées, mais la posture combative ne peut pas être produite par le système, seulement encouragée (comme souvent, le Système est avant tout incitateur). Un joueur peut également se trouver en posture combative si rien ne l’y encourage.

Un joueur prioritairement en posture combative dans une pratique qui ne l’encourage pas, peut se sentir impuissant, le système ne lui offrant aucun moyen de contrôle sur l’évolution de l’histoire.

La Résistance, moteur d’enjeux concrets

Le seul fait d’obtenir du pouvoir n’est pas suffisant pour renforcer la Combativité durant une partie, il faut aussi une contrepartie, un obstacle, un risque, la possibilité d’une perte, d’un affaiblissement, d’un échec…

La Résistance peut se définir comme un jeu de contrôle et de perte de contrôle sur les événements de la fiction : lorsqu’un élément fictionnel résiste, il se soustrait au contrôle du joueur. Celui-ci, en cherchant à prendre le contrôle pour que la situation tourne à son avantage ou pour atteindre son objectif, prend le risque d’améliorer ou d’aggraver sa situation, ou les deux à la fois. La Résistance est un enjeu réel (mécanique) permettant de concrétiser des enjeux fictionnels6.

L’intérêt d’une victoire se mesure au risque, à la difficulté ou au prix à payer qui la contrebalance. La victoire étant synonyme de gagner du pouvoir sur les événements, les faire évoluer au plus proche de sa volonté. La Résistance et la possibilité de la surmonter rendent la Combativité opérationnelle.

L’Efficacité7 est la capacité du joueur à surmonter la Résistance lors d’une épreuve ou d’un conflit. L’Efficacité peut varier en fonction des succès/échecs et des décisions prises au fil du jeu. La perspective d’une progression en matière d’Efficacité est une motivation supplémentaire pour jouer combatif : quand un personnage voit ses performances s’amenuiser (via des malus, une perte de points de Caractéristiques, etc.), cela pose au joueur la nécessité de gagner en Efficacité afin de remonter la pente pour les enjeux à venir. Un joueur dont le personnage possède plusieurs choix en balance modifiant son Efficacité (sacrifice, options tactiques, etc.) pourra choisir d’augmenter son Efficacité ou de la sacrifier au profit d’une alternative ou d’un autre but. Sacrifier l’Efficacité au profit d’une cause (sauver un ami, par exemple) entre parfaitement dans la posture de Combativité, puisque l’ami étant censé compter sur le plan affectif pour le personnage, le sauver peut devenir un nouvel objectif pour le joueur et compte parmi les enjeux dignes d’être défendus.

En revanche, les décisions néfastes pour le personnage sans contrepartie sont en contradiction avec cette approche : La Combativité n’étant possible que si le joueur défend les intérêts de son personnage. Être en posture combative, c’est non seulement défendre les intérêts de son personnage, mais c’est aussi trouver les moyens pour les mener à terme.

La Combativité rapproche le joueur de son personnage dans la mesure où sa soif de vaincre épouse celle de son personnage. Les volontés se mettent au diapason et renforcent la synesthésie8, à condition que les enjeux mécaniques interagissent avec les événements de la fiction.

La Combativité est donc une façon pour le joueur de faire siens les objectifs, besoins et désirs de son personnage et de chercher une osmose avec sa volonté. Tout ce qui dans une pratique du jeu de rôle demande au joueur de prendre des décisions étrangères aux intérêts de son personnage affaiblit la Combativité. C’est une posture d’accomplissement et de responsabilité du joueur face aux conséquences de ses actes, positives comme négatives, ses succès comme ses échecs.

L’Absorption ou le personnage comme deuxième peau

Si la Combativité est orientée vers le faire, l’Absorption consiste à rechercher une connexion avec l’être du personnage : les actions symboliques, anecdotiques ou sans prise réelle sur le cours de la fiction peuvent tout à fait participer de cette connexion.

C’est une posture créative : il s’agit d’inventer une personnalité, un langage, un passé, une culture à son personnage et de se comporter et d’agir avec un soin particulier pour donner du sens, de l’épaisseur, de la cohérence à tout ce qui le compose, et le connecter avec la réalité du monde dans lequel il vit (certains appellent cela le role-play, mais je préfère laisser de côté ce terme qui veut tout et rien dire).

Un joueur qui priorise la posture d’Absorption n’a pas besoin de grand chose d’autre que d’espace et de temps pour s’exprimer, parfois au point où l’intrusion de mécaniques peut briser sa concentration. Mais ce qui compte plus que toute autre chose, c’est une complicité et une écoute entre les participants (MJ comme joueurs)9.

Les phases libres en matière d’enjeux favorisent une posture d’Absorption (un matériau fictionnel riche en possibilités créatives aide également) ; dans les pratiques où les enjeux sont bien présents, mais sans possibilité réelle pour les joueurs d’impacter leur devenir, cette posture est également favorisée, comme par exemple le jeu de rôle dit sans règle10 ou le MJ statue sur l’issue de la plupart des actions, mais aussi les pratiques dans lesquelles les mécaniques n’offrent aucune prise au joueur pour influencer le résultat de ses actions (Sens Renaissance de Romaric Briand, par exemple, en dehors de sa mécanique de “Miracles” offre peu de moyens aux joueurs de peser sur l’issue des conflits importants). Un combat violent peut tout à fait être l’occasion d’explorer l’essence du personnage lorsque le système du jeu ne permet pas la Combativité, car l’Absorption est une posture dénuée de Combativité, davantage orientée vers une certaine forme de contemplation, d’introspection, de célébration, d’exploration de son rôle, de son statut, de son identité, de sa nature dans un contexte donné.

Si les choses n’évoluent pas comme souhaitées, avoir le dernier mot n’est pas la préoccupation première du joueur absorbé, mais plutôt : que ressent son personnage, comment réagira-t-il, qu’est-ce que ça implique pour lui, comment s’adapter à ce changement ? Dans certaines pratiques, si le joueur ressent le besoin de reprendre le dessus, il est possible de changer pour une posture combative en cours de partie et de revenir en Absorption plus tard.

L’Absorption comme performance du joueur

Les joueurs qui jouent prioritairement en Absorption ont souvent un rapport à leur pratique de l’ordre de la performance artistique (éventuellement mais pas nécessairement théâtrale).

La qualité créative du joueur devient l’enjeu principal de sa prestation. La dynamique de groupe (le fait de bien se connaître et de savoir satisfaire aux attentes des autres) est essentielle pour une pratique centrée sur l’Absorption, notamment si le système n’appuie pas franchement cette orientation.

Jouer sans mécaniques de résolution

Comme dit plus haut, les mécaniques peuvent rompre la concentration d’un joueur absorbé quand celui-ci a besoin de tenir les rênes de son personnage.

Le problème peut être particulièrement marqué lors de l’utilisation de mécaniques de résolution de conflits sociaux (c’est-à-dire un conflit lors d’une discussion entre deux personnages ou plus, tel une dispute ou une intimidation purement verbales…) particulièrement fondés pour une approche combative, car ce qui compte, c’est qui va obtenir gain de cause et quelles seront les conséquences de ce conflit sur les personnages. De telles mécaniques obligent le joueur a modifier l’orientation de ses décisions pour des raisons externes à sa propre volonté ; les joueurs pouvant justifier a posteriori les éléments plus ou moins conscients11 qui ont fait pencher la balance en la faveur de l’un ou l’autre des personnages.

Pour une pratique centrée sur l’Absorption, le joueur ne peut accepter qu’un dé ou une autre personne exerce un contrôle sur sa volonté12.

Certains mouvements d’auteurs de jeux de rôle ont développé des jeux spécifiquement orientés vers une pratique sans mécanique : le Norwegian style ou l’American Freeform.

Certains de ces jeux utilisent une structure afin d’encadrer l’évolution de l’histoire (scénario, découpage par scènes…) et se concentrent en partie sur un mélange entre jeu de rôle sur table et grandeur nature.

Les systèmes qui alternent les deux postures jouent quant à eux sur un découpage avec et sans mécaniques, par exemple Bliss Stage de Ben Lehman.

Exemples de systèmes qui renforcent l’Absorption et la Combativité en alternance

Bliss Stage : Dans Bliss Stage, les scènes de mission mettent en place des mécaniques pour établir les conséquences des jets de dés dans le “monde du rêve” (dream world) : les jets de dés lors d’un combat par exemple, dans le monde du rêve peuvent affecter le succès de la mission, la sécurité du pilote, la sécurité des relations (du monde réel) qui ont été invoquées sous la forme d’équipement dans le monde du rêve….

Ainsi, des dégâts subis pour l’équipement peut affecter le “stress” ou la “confiance” entre le personnage du joueur et une ou plusieurs de ses relations.

Cette corrélation est mécaniquement symbolique et produit une causalité psychologique en jeu.

Ces conséquences modifient la nature de la relation entre les personnages. Pendant les scènes “d’interlude”, les mécaniques n’interviennent qu’avant et après la fiction. Les joueurs sont parfaitement libres d’interagir.

Alors que pendant les scènes de mission les joueurs peuvent être encouragés à la Combativité via les mécaniques (en élaborant une prise de risque plus importante afin d’augmenter leurs chances de succès, par exemple), les scènes d’interlude leur permettent quant à elles de jouer librement leurs personnages, sans le concours d’aucune mécanique (compte-tenu de l’évolution de leurs relations), ce qui encourage l’Absorption.

Le jeu permet l’alternance de Combativité et d’Absorption d’une phase à l’autre. C’est néanmoins les participants qui adapteront ou non leur posture. Il est donc possible, voire encouragé, d’alterner ces deux postures.

Prosopopée : Prosopopée propose également une alternance entre Absorption et Combativité : le gros d’une partie de Prosopopée est fait d’une conversation entre joueurs sur les événements de la fiction, au sujet des personnages et du monde tout autour. Les enjeux de résolution des problèmes sont au second plan.

Les mécaniques interviennent pour baliser cette conversation en l’interrompant le moins possible. L’Absorption prime.

Lorsque les joueurs décident de résoudre un Problème, ils basculent en Combativité pour faire évoluer les enjeux de la partie et l’histoire elle-même jusqu’à son dénouement, après avoir brodé autour. La Combativité va et vient, elle permet de donner une direction, un horizon à la partie. Une motivation pour aller au delà de la contemplation (qui pourtant constitue la majeure partie de l’expérience). Les deux postures s’articulent pour structurer la partie et l’histoire, lui donner une dynamique.

Défendre les intérêts de son personnage13 en Absorption

Quand on joue l’Absorption, défend-t-on les intérêts de son personnage ?

Agir conformément à ce que la condition du personnage présuppose peut être question de vie ou de mort, par exemple : si je joue un simple mercenaire, il est préférable que je fasse montre de déférence et de loyauté au roi, sans quoi je risque d’être jeté au cachot. Dans ce cas, le joueur défend les intérêts de son personnage en se comportant de manière attendue (y compris sans recours à des mécaniques). Dès lors que le comportement du personnage implique des enjeux fictionnels, sociaux, par exemple, on peut considérer qu’il concerne ses intérêts.

Mais, dès lors que le comportement du personnage est détaché de tout enjeu dans la situation de la fiction, ce que crée le joueur ne relève plus que de la Couleur14 et du Canon esthétique15. Couleur et Canon esthétique sont fondamentaux à toute pratique de jeu de rôle, il s’agit du plus petit degré de participation possible pour un joueur, y compris en mode Auteur16.

Un joueur se limitant à produire de la Couleur et à respecter le Canon esthétique de la partie ne défend pas les intérêts de son personnage. Cela doit impliquer un enjeu fictionnel, ce que la recherche de vraisemblance seule ne permet pas.

Les Petites Choses Oubliées de Sylvie Guillaume et Christoph Boeckle, Perdus sous la Pluie de Vivien Féasson (alias Mangelune) ou encore Happy Together de Gaël Sacré (en cours de création) ne renforcent que l’Absorption. Leurs règles ne renforcent pas la Combativité, car ces jeux ne disposent d’aucune mécanique de résolution et donc ils n’incitent ni n’encouragent à se disputer les enjeux de la partie via des moyens mécaniques de prise de contrôle ou de pouvoir. Ils proposent d’élaborer une histoire par des moyens plutôt apaisés, amicaux, contemplatifs, conciliés ou par concession ; donc non-combatifs. Ce ne sont pas pour autant des jeux en mode auteur, car les décisions qui sont prises au cours du jeu, le sont par et pour les personnages.

À noter que si l’Absorption peut fonctionner dans une pratique où les joueurs ont peu d’impact sur le déroulement de l’histoire, ces trois exemples ont la particularité d’offrir beaucoup de pouvoir narratif aux joueurs.

Le cas de Perdus sous la Pluie

Perdus sous la Pluie est un peu à part, car il utilise des mécaniques d’agression, mais il ne renforce pas la Combativité, notamment car ce ne sont pas de mécaniques de résolution. En premier lieu, à la fin de la partie, il ne restera qu’un enfant, les autres disparaissant et se faisant dévorer par les sirènes de l’averse (sortes de croquemitaines de l’univers du jeu), ce qui scelle le destin des personnages. La principale question est : qui survivra ? Le gros de l’enjeu est relationnel et affectif, les mécaniques ne faisant qu’appuyer le jugement des joueurs sur les enfants : qui est le plus sympathique, qui est un poids pour le groupe, qui est le plus antipathique, etc. Chaque joueur possède une réserve de jetons et la mécanique du jeu consiste à plumer les réserves des autres. Quand un joueur n’en a plus, son personnage disparaît.

Quand un joueur-aversité (un de ceux qui jouent l’adversité) retire un jeton au joueur sur lequel se centre la scène, celui-ci n’a pas la possibilité de le disputer. En revanche, il peut demander l’aide d’un autre joueur ou par rancœur s’en retirer un pour agresser un joueur-aversité en s’auto-détruisant. Ces options, bien que dans l’agression et l’aide, ne permettant pas de disputer une décision, ne renforcent pas la Combativité, car pour qu’il y ait combativité, il doit y avoir résistance et ce qui résiste doit pouvoir céder, ce qui n’est pas le cas ici.

À l’issue du jeu, l’enfant qui a été le moins agressé/qui a été le plus aidé tout en ne versant pas trop dans les comportement auto-destructeurs est celui qui a le plus de chances de survivre à la fin. Le jeu place les joueurs en situation de reproduire l’injustice de la cour de récréation.

Les limites de l’Absorption

En jeu de rôle sur table, quels que soient ses efforts, le joueur se trouve dans une situation différente de son personnage : quand le personnage déplace des meubles à la recherche d’indices, ou se bat contre un ennemi, le joueur reste la majeure partie du temps assis à une table ou sur un canapé, face à ses amis ou partenaires de jeu, en train de construire verbalement des situations fictives. Jouer principalement en Absorption, si le joueur se centre sur son personnage, peut se résumer à ne faire qu’un avec lui. Mais cela pose un certain nombre de difficultés, car plusieurs processus spécifiques au jeu de rôle sur table accroissent le sentiment de dissonance :

  1. La majorité des actions et enjeux physiques sont décrits verbalement.
  2. La manière dont le personnage s’habille ou l’apparence de sa maison sont un mélange entre ce que le monde permet et ce que le personnage a choisi, voire fabriqué. Qui donc doit les décrire ? Si c’est le joueur, cela signifie qu’il sort de la volonté de son personnage et qu’il prend la liberté de décrire des possibilités du monde ; si c’est le MJ, cela signifie qu’il empiète sur la volonté du personnage en ne se limitant plus à son contrôle sur le monde17.
  3. Le personnage n’existe pas vraiment, il est une construction commune et ses pensées ne sont pas celles du joueur18.
  4. Lors d’une situation réelle, les enjeux ont des implications sur notre vie, il est sans doute impossible de se mettre suffisamment à la place d’un personnage de jeu de rôle afin d’imaginer et ressentir toute la portée d’un enjeu tel que : se faire plaquer par la personne que l’on aime, se blesser gravement, perdre un proche19, etc. La logique d’un joueur en Absorption voudrait qu’il imagine ce que cela peut représenter pour le personnage et à quel point cela peut l’affliger de manière à le faire réagir de façon adéquate, ou intéressante. L’enjeu de se faire plaquer dans la réalité touche notre ego, notre histoire, notre situation sur le long terme, nos possibilités futures (logement, répartition des affaires, etc.). Une émotion qui se déclenche instantanément en nous dans notre vie réelle demande un effort d’imagination et de créativité pour la fabriquer dans une partie de jeu de rôle, mais cet effort la condamne à ne pas pouvoir être naturelle. Un acteur de théâtre peut fouiller des souvenirs personnels pour provoquer l’émotion, mais pour un joueur de jeu de rôle, cela signifie chercher des ressources externes à la situation de la fiction et donc cela crée une distance avec le personnage. De plus, l’acteur de théâtre a la possibilité de préparer son rôle, alors que le rôliste est condamné à l’improvisation. Ce n’est pas un souci, nul n’est tenu de rester en Absorption en permanence, mais peut-être qu’un moment censé être important est un moment où l’on souhaite se connecter au plus près de son personnage.
  5. À la différence de l’acteur de théâtre, le joueur de jeu de rôle recherche prioritairement son propre plaisir, sa propre satisfaction et celles des autres participants pendant une partie ; les joueurs sont aussi les destinataires de la partie, ils ne jouent pas pour un public ne prenant pas part à la construction de la fiction.
  6. Pour améliorer sa performance, le joueur pourra prendre du recul, réfléchir à ce qu’il va dire, à sa cohérence, notamment lorsqu’une action ou un comportement censé être spontané ne peut pas l’être pour le joueur (par exemple, un personnage censé pleurer alors que le joueur ne sait pas le faire sur commande, ou un personnage censé posséder une élocution particulière que le joueur n’a pas), mais aussi à juger ce que vont dire les autres vis-à-vis de la cohérence de la fiction, ce qui passe difficilement par le personnage : la pratique peut permettre au joueur de faciliter et fluidifier cette gymnastique mentale, mais il ne peut jamais passer outre, car son cerveau n’oublie jamais complètement que son corps se trouve dans une situation toute autre que celle qu’il se représente. Son expérience du personnage fictif est majoritairement dissociée de son corps, ce qui en soi rend l’expérience foncièrement étrangère à celle de son quotidien.

Les joueurs résolvent certains de ces paradoxes en partant du principe qu’ils ne peuvent jouer que des personnages qui leur ressemblent relativement : ils ne vont pas jouer un personnage qui possède des talents ou un tempérament qu’ils n’ont pas eux-mêmes ou qu’ils seront en peine de reproduire20. Une approche qui accepte ces paradoxes peut s’en détacher et trouver son bonheur dans un jeu de distanciation et d’empathie avec son personnage, plutôt que de rechercher la fusion.

Notons au passage que la créativité, l’effort et la concentration que peuvent demander les pratiques orientées vers l’Absorption justifient le fait que cette seule posture se suffise dans des pratiques totalement dénuées de Combativité, voire de mécaniques.

Jouer prioritairement ou exclusivement en Absorption peut exiger un apprentissage, notamment pour jouer avec un groupe auquel on n’est pas accoutumé, ce qui est pertinent avec une approche du jeu de rôle plus proche de la performance.

Conclusion

Aucune de ces deux postures n’est exclusive dans une partie de jeu de rôle : bien que l’on puisse jouer avec une seule des deux, il est fréquent qu’on les alterne.

Chacune des deux approches peut apporter quelque chose à une pratique du jeu de rôle : négliger la Combativité peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment de se débattre en vain, surtout si le Contrat Social n’est pas clair à ce sujet ; négliger l’Absorption peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment que le jeu étouffe sa créativité, ne lui laisse pas de place pour vivre et ressentir son personnage. Vous pouvez voir l’interaction entre ces deux postures comme une respiration dans un morceau de musique, ou chacune renforce l’autre, mais chaque joueur ou pratique peut accorder plus d’importance à l’une ou l’autre.

En ce qui me concerne, si mes jeux et pratiques préférées font la part belle à la Combativité, je n’aime pas celles qui ne laissent aucune place à l’Absorption. Dans l’idéal, il me faut une quantité importante d’Absorption pour que la Combativité tire sa substantifique moelle. Pour autant, j’aime jouer aux jeux que j’ai présentés qui ne renforcent que l’Absorption, mais dans un jeu qui ne renforce rien, jouer l’Absorption en roue libre me lasse vite. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai mis des mécaniques de résolution à Prosopopée : pour avoir un peu de Combativité afin de ne pas s’épuiser en Absorption dès lors que notre groupe de joueurs n’est pas rôdé à jouer exclusivement en Absorption.

Notons que les jeux et pratiques qui encouragent une franche Combativité offriront le plus souvent aux joueurs un fort impact sur l’histoire21. Les jeux et pratiques qui encouragent une Absorption intense offrent généralement peu d’impact aux joueurs sur l’histoire. Mais ce ne sont que des tendances, ce n’est pas un règle (le partage de Responsabilités n’a rien à voir là-dedans, on peut jouer l’Absorption et la Combativité avec un partage large ou serré de responsabilités).

Enfin, il arrive que des joueurs fassent un rejet de l’une des deux postures au profit de l’autre. Cet article ne vise pas à les stigmatiser, mais au contraire, à permettre de mieux identifier les préférences de chacun afin de trouver un terrain d’entente plus facilement quand c’est nécessaire.

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1 Je développe ce sujet dans l’article Récits en fractale sur L’Intermède : http://www.lintermede.com/analysejeuxderolefictionsanalogiquesinteractives.php et dans Le JdR est potentialité : http://www.limbicsystemsjdr.com/lejdrestpotentialite/

2 Le fil de discussion suivant, sur Les Ateliers Imaginaires fait partie des échanges qui ont motivé le présent article ; on y voit les différents intervenants présenter leur vision de l’immersion sans véritablement se comprendre : http://lesateliersimaginaires.com/forum/viewtopic.php?f=71&t=3440

3 J’emploie ici le terme posture dans son acception générale, sans référence au concept homonyme de Ron Edwards développé dans l’article LNS et autres sujets de théorie rôliste, chapitre trois : Postures http://ptgptb.free.fr/forge/gns3.htm

4 J’aborde également la question dans l’article À Propos des Mécaniques de résolution, point 1 : http://www.limbicsystemsjdr.com/aproposdesmecaniquesderesolution/ il est utile de garder à l’esprit que cet article s’intéresse à une pratique orientée vers la Combativité.

5 Une mécanique est L’ensemble des règles visant à résoudre les situations conflictuelles entre personnages, ou visant à surmonter un obstacle ou un danger. Une mécanique de résolution implique de créer une résistance mécanique et des moyens de la surmonter. Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/m%C3%A9caniques_de_r%C3%A9solution?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4

6 Pour creuser plus loin les questions de résistance, lire la définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/r%C3%A9sistance_asym%C3%A9trique?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4 et l’article La Résistance asymétrique : http://www.limbicsystemsjdr.com/laresistanceasymetrique/

7 Voir Effectiveness sur le Provisional Glossary de The Forge : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html et l’article suivant de Vincent Baker : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497

8 “La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur.” Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4

9 Le blog d’Eugénie Je ne suis pas MJ mais propose beaucoup de matière à ce sujet, comme la série des quatre articles Concéder : https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/2015/06/16/conceder-1/

10 Le site AnthologieLe guide du jeu de rôle sans règle, en détaille une approche spécifique dans l’article : Les Règles du jeu de rôle sans règle d’Éric Lestrade : http://sansregle.free.fr/index.php?page=article&id=1

11 Dans l’article Vide fertile : la spirale invisible, je propose l’exemple des mécaniques de Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, facilitant des décisions déraisonnables en jeu, en l’associant à la notion d’inconscient : http://www.limbicsystemsjdr.com/videfertilelaspiraleinvisible/

12 Frédéric Ferro justifie une telle approche selon l’existentialisme sartrien lors de sa conférence des Quarante ans du jeu de rôle : Personnage et personnalité http://www.cendrones.fr/journeesdetudeslesquaranteansdujeuderole/

13 Prendre des décisions, avec comme priorité de défendre ce qui compte pour son personnage, c’est-à-dire remplir ses devoirs, défendre ses causes, ses relations, ses valeurs, rester en vie, préserver son intégrité, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/d%C3%A9fendre_les_int%C3%A9r%C3%AAts_d_un_personnage?DokuWiki=tam8b1f3b34bjo3gi87o8diem2

14 Couleur : Tout apport descriptif au cours de la partie de jeu de rôle. Parfois détachée des enjeux fictionnels et ludiques, la couleur est un élément essentiel au jeu. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/couleur

15 Célébrer le canon de la fiction, signifie produire un ensemble d’images et d’événements fictifs conformes aux attentes et aux exigences des participants. http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendrelesimulationnismeatraversprosopopee/

16 Mode auteur ou joueur auteur : Consiste à jouer sans jamais vraiment défendre les intérêts d’un personnage. Les participants privilégieront les enjeux externes aux intérêts de leurs personnages, comme le fait de “raconter le truc le plus cool” ou “placer une description sans rapport avec les intérêts de son personnage pour gagner un bonus”, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/joueurauteur

17 Je développe ce point dans l’article La Volonté et le monde : http://www.limbicsystemsjdr.com/lavolonteetlemonde/

18 À ce sujet, lire l’article de Gregory Pogorzelski sur le blog Du Bruit derrière le paravent : Personnages fictifs et vie intérieure http://awarestudios.blogspot.fr/2014/03/personnagesfictifsetvieinterieure.html

19 Voir synesthésie : La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie

20 “Je crois que pour un grand nombre de romanciers et de tragiques, le personnage est suscité par le drame et non le drame par le personnage ; et que le héros d’Eschyle comme de Shakespeare, de Dostoïevski comme de Stendhal sont des “virtualités” de leur auteur, autour desquelles s’ordonne et s’agite, comme des objets dans certains tableaux surréalistes, une foule en trompe-l’œil”. André Malraux

21 L’impact des joueurs sur l’histoire, c’est l’importance de leurs choix sur l’évolution de la situation, voir l’article L’influence des joueurs sur la fiction pour plus d’informations : http://www.limbicsystemsjdr.com/linfluencedesjoueurssurlafiction/

Cet article boucle huit années de réflexions à propos de la conception de jeux. Tout ce que j’ai écrit jusque-là sur la conception de jeux de rôle visait directement ou indirectement ce sujet. Il m’a fallu beaucoup de temps pour l’assimiler et réussir à le formuler. Je vous encourage à me laisser des commentaires si vous souhaitez approfondir la question ou pour de plus amples explications.

Comme nous l’avons vu dans un article précédent, la base d’une mécanique incitative se conçoit comme : “faire A → recevoir récompense B”. Ou “pour recevoir récompense B → il faut faire A”.

L’incitation peut parfois sembler forcée, directive, trop évidente, artificielle, trop externe aux intérêts du personnage, alors que par définition, une incitation est toujours censée laisser le choix au joueur de la suivre ou de ne pas la suivre.

Pour éviter ce biais et affiner les incitations lors de la conception d’un jeu, on peut créer des conditions, des risques ou des conséquences secondaires, par exemple :

  • je peux relancer les dés pour tenter de gagner un conflit que je suis en train de perdre, mais ça augmentera le côté sombre de mon personnage ;
  • je peux gagner un bonus si je commets une action cruelle ;
  • je peux gonfler ma réserve de dés si je gagne des combats, mais un combat est une importante prise de risque ;
  • si je veux gagner un bonus, je dois agir conformément à mes valeurs, ce qui risque de créer des complications dans certaines situations ;
  • etc.

De cette manière, chaque avantage se doublant d’un prix à payer ou d’une contrepartie, la mécanique ne se contente plus de donner une directive, mais un véritable choix à soupeser. La mécanique n’est plus univoque, elle devient une tentation, un quitte ou double, une gestion de ressources à double tranchant, etc.

C’est le premier pas pour concevoir des incitations qui ne soient pas artificielles.

Les idées de récompense et d’encouragement à agir dans un sens donné doivent s’inscrire dans un tout. La carotte ne suffit jamais à obtenir un comportement donné1, elle se contente de le valoriser et donc de donner un signal clair sur l’orientation voulue pour la partie, dans la mesure où cette récompense est cohérente avec le reste du jeu.

Le bâton est généralement contre-productif dans un loisir tel que le jeu de rôle, qui est une activité nécessitant des relations apaisées entre participants et un consentement global pour bien fonctionner. Personne n’est obligé de jouer, les sanctions peuvent donc nuire à la qualité de la partie, dès lors qu’elles semblent injustes.

Une partie de jeu de rôle fonctionne sur une intrication complexe d’éléments en apparence dissociables, mais tout à fait interdépendants, par exemple :

  • Le partage des Responsabilités (sur le monde, les personnages, l’intrigue, c’est-à-dire : qui a le droit de parler à propos de quoi)
  • La présence d’un scénario ou d’une préparation du MJ (et sa structure).
  • La préparation des personnages-joueurs.
  • Les techniques de MJ (si MJ il y a).
  • Le contrat social (comment se met-on d’accord sur ce à quoi on va jouer, les relations entre vraies personnes autour de la table, mais aussi comment on va jouer et comment on résout les éventuels problèmes autour de la table).
  • L’Économie2 du jeu (les paramètres d’évolution des personnages, l’interaction entre toutes les règles, incluant les mécaniques de résolution).

Exemples d’incitations non directives

Ayant joué et mené un bon nombre de scénarios, dans différents jeux, qui visaient à piéger les joueurs et à les mettre au défi de se montrer suffisamment méfiants, préparés et perspicaces pour doubler le MJ afin d’éviter de faire mourir leurs personnages, je me suis rendu à l’évidence que cela tendait à encourager les joueurs à se comporter avec discernement, à prévoir différentes issues possibles avant toute action, à avancer à tâtons et à essayer d’anticiper les pièges du scénario et prendre le MJ à son propre jeu.

Bien sûr, tous les joueurs ne joueront pas forcément le jeu, quelles qu’en soient les raisons, mais cela crée une tendance, souvent d’autant plus forte que cela constitue une pratique prisée par les participants.

Ce comportement m’a sauté aux yeux quand j’ai commencé à jouer différemment : quand ma préparation et mes techniques de MJ ne visent pas à piéger les joueurs et qu’ils en sont conscients, ils ont tendance à agir avec bien plus d’audace, de spontanéité et ce d’autant plus que l’on joue avec des règles transparentes, qui donnent au joueur du contrôle sur la mort de son personnage, par exemple : dans Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, la mort est toujours évitable et découle toujours d’une prise de risque volontaire et calculable de la part du joueur, un PJ ne meurt jamais bêtement, sa mort est toujours un sacrifice. Dans Apocalypse World du même auteur, on peut toujours subir un handicap pour retarder sa mort. Dans Polaris, Chivalric Tragedy at the Utmost North de Ben Lehman, un personnage-joueur ne peut mourir qu’une fois qu’il est devenu vétéran, c’est-à-dire dans le dernier tiers de la campagne, le joueur n’est pour autant pas hors-jeu, puisqu’il peut encore jouer les PNJ.

Les enjeux ne sont plus les mêmes, il ne s’agit plus de déjouer les plans du MJ, mais de jouer des scènes vivantes et extraordinaires parce qu’elles découlent de leurs propres décisions. On joue pour voir où ça va nous mener, quels choix on peut faire et quelles conséquences ils vont avoir.

Les deux façons de jouer valent leur pesant d’or, ce qui m’intéresse, c’est de mettre en lumière à quel point la préparation et les techniques du MJ peuvent avoir une forte influence sur notre façon de jouer.

Bien entendu, tous les joueurs n’adopteront pas le comportement décrit, quelles qu’en soient les raisons, peut-être leur faudra-t-il un temps d’adaptation si ça ne correspond pas à leurs habitudes, ou peut-être ne prendront-ils aucun plaisir dans l’une de ces pratiques (il en existe bien d’autres que celles que je présente ici).

Qu’est-ce que le Vide Fertile ?

En jeu de rôle comme ailleurs, le tout est plus que la somme des parties.

Chaque élément d’un jeu ou d’une pratique crée des incitations, parfois invisibles, ou subtiles et les moindres détails d’une pratique ou de la conception d’un jeu peut modifier en profondeur une expérience, comme nous le montrent les deux exemples ci-dessus. Le Vide Fertile3 est au carrefour de toutes les incitations que produit un système au sens bakerien4, celles qui sont plus ou moins évidentes (les mécaniques, notamment) et celles qui sont invisibles.

Je le résumerais par : “la manière dont l’ensemble des règles, techniques de jeu et de l’éventuelle préparation influent sur la part de liberté de mouvement, de créativité et d’interaction laissée aux participants pendant le jeu”. Autrement dit, les blancs laissés aux participants par le système.

Le but de cet article est d’aborder la façon dont l’ensemble des composantes d’un jeu ou d’une pratique peuvent créer des incitations complexes, qui ne soient pas bêtement directives, mais qui incitent les joueurs à agir ou créer dans une direction commune sans en faire une prescription didactique.

Exemples de Vides Fertiles

Il n’est pas évident de dessiner du vide, il faut généralement se contenter d’esquisser ce qui l’entoure. C’est l’exercice auquel je me suis prêté et pour lequel j’ai choisi deux jeux que j’ai eu le temps d’analyser en profondeur afin d’en comprendre leurs dynamiques et subtilités respectives : j’ai choisi Dogs in the Vineyard et Prosopopée. Le premier parce que son Vide Fertile est remarquable et que j’ai pris le temps de l’analyser sous toutes les coutures (ou presque) et le deuxième étant ma création, je le connais comme ma poche et j’ai pu observer longuement les conséquences de mes choix de conception.

Dogs in the Vineyard de Vincent Baker

Mécaniques de résolution

Dans Dogs in the Vineyard, la mécanique de résolution est un réseau d’incitations complexes :

Au premier niveau, le joueur doit choisir les dés qu’il va avancer pour tenter d’infliger des coups à son adversaire, l’affaiblir, mais aussi économiser ses dés restants. Le jeu l’encourage, à cette étape de jeu, à se montrer efficace et à jouer au mieux pour obtenir gain de cause.

Au deuxième niveau, le joueur a la possibilité d’escalader, c’est à dire de changer de mode d’action pour augmenter le nombre de dés à lancer (passer par exemple du dialogue au combat), ou d’impliquer de nouveaux Traits dans le jeu pour obtenir également des dés supplémentaires. Que le joueur cherche à inverser le rapport de force en sa faveur ou à consolider sa position dominante,

L’escalade tend à aggraver les conséquences du conflit sur l’adversaire, qui peut lui-même escalader en retour. Ainsi, le joueur peut décider de ne pas optimiser ses chances de succès car il ne veut pas faire de mal à son adversaire (qui dans le jeu peut-être un membre de sa famille, une personne appréciable ou respectable, ou un coéquipier) ou parce qu’il ne souhaite pas voir le conflit gagner en violence, car ce serait également une prise de risque pour lui.

Au troisième niveau, le joueur a toujours la possibilité d’abandonner pour limiter les conséquences négatives du conflit. Quand le conflit se termine, on applique les règles pour établir quelles conséquences tout cela aura sur les fiches des participants. Créer ou modifier des Traits, diminuer ou augmenter une Caractéristique, mais aussi à quel point les blessures du personnage sont graves, et quel est le risque de le voir mourir ?

Alors que le premier et le deuxième niveau incitent le joueur à prendre des décisions pour résoudre des enjeux à court terme (je ne veux pas subir ce que l’autre tente de m’infliger immédiatement), le troisième niveau demande de prendre du recul sur les événements5.

Les joueurs ressentent souvent une tension entre leurs objectifs et les conséquences possibles. Leurs décisions parlent de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas et de toute l’ambiguïté entre ces deux valeurs. Le troisième niveau permet de prendre du recul sur ce qui s’est passé et d’en établir les conséquences. C’est le moment où le joueur peut être juge de ses propres actes. Les enjeux immédiats des niveaux 1 et 2 se heurtent à cette prise de recul et les joueurs expriment parfois des regrets, voire de la culpabilité.

C’est une des particularités de la mécanique de résolution de Dogs in the Vineyard, elle est capable de nous faire prendre des décisions déraisonnables, c’est-à-dire de nous amener à faire des choix que l’on peut regretter par la suite, dont les conséquences nous échappent et que l’on n’aurait jamais fait sans le concours de ces mécaniques. Le télescopage de différents enjeux situés à différents niveaux nous met en position de prendre de telles décisions. Et ce phénomène est une source d’émotions intenses et donc de plaisir, pour les amateurs du jeu.

Mais bien sûr, la mécanique seule ne suffit pas, l’ensemble de la structure du jeu est nécessaire pour obtenir un tel résultat et une problématique forte autour des questions de violence et de morale religieuse.

Le rôle des PJ

Les personnages des joueurs ont la responsabilité de guérir les communautés pieuses de leurs péchés et ils ont toute autorité pour appliquer la sentence, par le dialogue, avec leurs poings ou leurs armes à feu. Ils devront d’ailleurs faire face à l’autorité de leur ordre s’ils échouent ou si les choses empirent dans les villages après leur départ.

Cette responsabilité fictionnelle joue un rôle prépondérant : elle place les joueurs en position de juge et de police des mœurs et place sur leurs épaules un lourd fardeau, celui de régler à peu près tous les problèmes sociaux, psychologiques, relationnels et religieux, qui les mettent souvent dans des positions impossibles, comme devoir châtier une personne pour laquelle les joueurs ont de l’affection, par exemple ou stopper des villageois qui pensent être dans leur bon droit de pendre un voleur.

Les hacks de ce jeu peuvent perdre ce qui en fait le sel, dès lors qu’ils omettent de placer les joueurs dans le rôle de police des mœurs, et ce, d’autant plus que les communautés pieuses de l’Utah du 19e siècle n’ont pas du tout le même sens de ce qui est moral que nous et où des choses qui peuvent paraître anodines pour le joueur peuvent mettre un village à feu et à sang. L’intensité des enjeux des mécaniques de résolution dépend en très grande partie de cette position dans laquelle sont mis les personnages des joueurs.

La méthode de préparation de village pour le MJ

Cette méthode propose de créer les problèmes du village par ordre croissant de gravité : de quelle manière les problèmes mineurs, voire anodins ont engendré des problèmes plus importants, allant jusqu’au crime, à la sorcellerie rendant la situation épouvantable.

Les joueurs découvriront petit à petit tout ce qui se trame, ce que les PNJ ont fait et leurs raisons d’agir.

Les thèmes moraux forts sont donc plantés durant cette préparation de village, le rôle de police des mœurs des PJ n’est jamais simple, car chaque PNJ pense être dans son bon droit ou agit par la force du désespoir. Et celui qui pèche n’est pas forcément une mauvaise personne. Tout est en nuances de gris et cette ambiguïté est une force pour le jeu.

De plus, cette méthode de préparation étant parfaitement ouverte, le MJ connaît les problèmes, mais ne sait pas ce que les joueurs vont en faire. Cela permet de se recentrer sur ce qui compte vraiment : explorer les conséquences des actes des personnages. Ainsi, cela permet de se concentrer sur le sens de leurs actes, sur leur justice, leurs excès et leurs entorses aux lois divines.

Les villageois sont toujours là pour rappeler aux joueurs leur rôle et ce que la morale est censée leur dicter (avec toute la subjectivité que cela comporte). Ainsi les conflits s’enchaînent et l’histoire continue de se dérouler, quels que soient les choix des PJs et même grâce aux choix des PJs.

Comment mener le jeu ?

L’un des derniers chapitres du livre donne au MJ les moyens pour renforcer la grande dynamique du jeu, notamment : mener les joueurs au conflit, révéler le village activement, suivre les joueurs à propos de ce qui compte et n’ayez pas de solution en tête.

Ces techniques ne sont pas en soi révolutionnaires, mais mises ensemble, elles catalysent le reste du jeu, elles mettent au premier plan tous les autres enjeux cités plus haut en évitant d’employer des techniques contre-productives.

Le Vide Fertile dans Dogs in the Vineyard

…est le point de convergence de toutes ces incitations :

→ Le jeu place les joueurs en position de juges face à des villageois qui font au mieux face à leurs problèmes quotidiens

→ C’est aux PJ d’exécuter la sentence, ils ont toute l’autorité pour ça

→ Ils devront rendre des comptes si ça tourne mal (le jeu demande au MJ de prévoir ce qui arrive au village si les PJs n’interviennent pas)

→ Les problèmes sont toujours moralement ambivalents

→ Les PJ ont une mission qui peut s’opposer parfois à leurs valeurs, ou à ce qui compte pour le joueur

→ Les joueurs ont une liberté de conscience totale

→ L’histoire n’est que le produit des conséquences de leurs actes et de ceux des PNJ → Ils sont donc entièrement responsables des conséquences de leurs actes

→ Les techniques de MJ servent à appuyer dans ce sens et à le mettre en situation de faire du chantage6 aux joueurs par l’intermédiaire de ses PNJ

→ Lors des conflits, les différents degrés d’enjeux se brouillent pour pousser les joueurs à la faute ou à prendre des décisions regrettables

Les joueurs sont donc pris dans cette spirale, toutes leurs décisions y prennent part et d’intenses problématiques morales émergent pendant les parties. J’ai pu voir des joueurs terrorisés face à un dilemme, de jeunes joueurs qui appréhendaient le jeu sous un angle bourrin et optimisateur, comme une pure question de défi, abandonner un conflit, penauds, pour ne pas faire de mal à un PNJ qu’ils affectionnaient, voire finir par tenter de tout résoudre sans violence.

Il faut comprendre le Vide Fertile comme l’idée qu’une technique ou une règle seule n’est rien, qu’elle ne se définit que dans un tout cohérent7. Si vous prenez n’importe quel bout de Dogs in the Vineyard sans le reste, vous perdrez son Vide Fertile.

Prosopopée, un jeu de ma création

La structure

Prosopopée possède une structure narrative organique : quand le jeu commence, les participants ne savent pas encore de quoi l’histoire et le monde, seront faits. Les personnages doivent découvrir, en même temps que les joueurs, les problèmes du lieu qu’ils visitent, puis les régler. Ces problèmes concernent toujours la relation des communautés humaines avec la nature et le surnaturel.

Deux éléments permettent de donner une dynamique et une direction à l’histoire : les dés d’Offrande et les dés de Problèmes.

Un joueur donne un dé d’Offrande à un autre quand ce qu’il dit lui a plu. Les joueurs amassent donc des dés d’Offrande au fil de la partie. Ils leur serviront à résoudre les Problèmes. Ces dons de dés sont le rythme de la partie. Tant qu’un joueur ne possède pas suffisamment de dés pour résoudre un problème, il devra continuer à mener l’investigation, à dévoiler les lieux, rencontrer leurs habitants et creuser leur histoire. Cela crée un rythme lent, tout à fait adapté à un jeu contemplatif, car il permet que le principal enjeu soit de décrire de belles choses.

C’est rendu possible parce que les joueurs ne sont jamais amenés à résoudre des enjeux par réaction immédiate à des agressions. Le temps long du jeu fonctionne parce qu’il faut du temps pour amasser des dés afin de résoudre ce qui compte vraiment au niveau du macrocosme. Les enjeux sont le “Déséquilibre” du monde, pas les problèmes personnels des personnages. Les joueurs pouvant se concentrer sur les problèmes globaux, plutôt que sur ceux de leurs personnages, il peuvent donc agir avec altruisme et désintéressement.

Les joueurs placent également des dés de Problèmes sur une feuille (appelée Cercle des Couleurs), en les décrivant, ce qui permet d’identifier les problèmes qui comptent vraiment et ceux qui s’avèrent anodins. Le score de ces dés indique leur difficulté.

Les problèmes sont émergeants, personne ne sait au début de la partie de quoi il va retourner. Une fois que les joueurs possèdent suffisamment de dés d’Offrande, ils peuvent résoudre le dé de Problème de leur choix.

Cela donne un caractère imprévisible à la partie :

  • quels seront les problèmes (l’évolution de la partie peut conduire à la création de problèmes inattendus, puisque dépendants de ce que chacun dit) ?
  • dans quel ordre seront-ils résolus (et du coup cela joue sur la compréhension des causes et des conséquences de l’ensemble des problèmes) ?
  • qui va résoudre quel problème et comment ?

De plus, en cas d’échec, certains problèmes sont amenés à changer et notre compréhension de la situation avec.

Voilà pourquoi cette structure est organique et non linéaire : même quand la partie est bien avancée, les choses peuvent changer, échapper aux joueurs. Cela brise le sentiment de toute puissance et la possibilité du consensus quant à la résolution de l’histoire.

Enfin, l’une des spécificités du jeu est que l’on ne peut jamais vraiment échouer (sauf si les joueurs abandonnent d’un commun accord, si la tâche s’avérait trop difficile). La partie s’arrête généralement quand tous les problèmes ont été résolus. Cela inhibe tout défi, toute compétition quant à la réussite ou non des objectifs des joueurs. Le jeu évite tout sentiment de linéarité grâce au caractère organique et imprévisible de l’histoire et de la création commune du monde au pied levé.

Le partage de Responsabilités

Dans Prosopopée, le partage des Responsabilités narratives est très large8, c’est-à-dire que les joueurs ont la liberté de décrire le décor, l’intrigue et les personnages secondaires à loisir. Comme il n’y a pas de préparation préalable, cela permet de ne pas faire reposer la création au pied levé sur une seule personne, la conjugaison des cerveaux produit une synergie créative et le suspense naît de l’impossibilité de prévoir les apports des autres9.

Ce partage large des Responsabilités est ce qui donne aux joueurs un grand espace dans lequel ils peuvent éprouver toute l’amplitude de leur créativité. Ils sont encouragés à se montrer créatifs et le moindre ajout de détail anecdotique peut revêtir une très grande importance pour la suite de l’histoire, ce qui est la plus grande récompense que le jeu offre aux joueurs : que leurs apports à la fiction puissent prendre une grande importance pour la suite de l’histoire, simplement en réincorporant (et éventuellement en développant) ce qui a été dit avant.

De plus, ce partage large des Responsabilités sur la fiction permet également aux joueurs de pouvoir inventer pendant le jeu les solutions et les explications relatives aux problèmes et de conférer à leurs personnages toute la culture et toute la sagesse nécessaire à leur rôle, sans avoir à ingurgiter des encyclopédies avant la partie10.

La création de contenu fictionnel brut et son appréciation (ce que Ron Edwards appelle l’Exploration) sont mises au premier plan, car les enjeux de type “défi” sont inhibés et le positionnement des joueurs par rapport aux notions de bien et de mal est déjà tranché (il faut rétablir l’équilibre entre nature, surnaturel et humains).

Mécaniques de jeu

Pendant le jeu, le renforcement de l’esthétique de la fiction est central. La mécanique de récompense via les dés d’Offrande n’est pas ce qui conduit le joueur à respecter le canon commun11, c’est le fait de devoir construire sur ce qui a été dit avant sans planifier ce que l’histoire devrait devenir.

Le don de dés d’Offrande permet seulement de renforcer l’importance de cet enjeu. Il valide le fait de jouer dans ce sens et il met tout le monde d’accord à ce sujet. Il permet également de communiquer sur ce que les joueurs préfèrent sans interrompre la fiction, donner des pistes quant à la direction que le groupe privilégie pour l’histoire et le monde que l’on crée. Il donne un coup de pouce à une dynamique déjà présente dans le jeu, la valide, la récompense et augmente le plaisir de jouer dans la bonne direction.

Les dés de Problèmes jouent également un rôle important à ce sujet, puisqu’ils permettent aux joueurs de décider quels seront les enjeux principaux de la partie et donc de mettre en valeur les idées et créations des autres, en leur donnant un rôle central dans l’histoire. Quand un joueur place un dé de Problème, il verrouille un élément de la fiction et en fait un élément clef de la partie.

Les joueurs peuvent modifier ce qu’ils veulent comme ils le veulent dans la fiction. Verrouiller un élément de la fiction signifie qu’il n’est plus malléable. Les joueurs le notent sur une fiche, il résiste désormais à la volonté des participants. Le seul moyen de le faire céder est de lancer les dés d’Offrande amassés au cours de la partie. Les dés d’Offrande et les dés de Problèmes participent d’une même boucle, toutes les composantes du jeu interagissent et stimulent la création et les interactions sociales des participants autour de la table dans une direction commune, la fiction et les mécaniques s’alimentent mutuellement, la boucle est bouclée.

Les Médiations (les Caractéristiques du jeu) orientent la manière de résoudre des Problèmes en proposant au joueur d’employer des moyens créatifs, sages, intellectuels, etc. Techniquement, ils ne suffisent pas à inciter les joueurs à limiter la violence, et certaines formes de violence peuvent parfois se révéler justifiées. Mais conjuguées à l’incitation à l’altruisme, au fait que les Médiums ne sont pas affectés eux-mêmes par les Problèmes et qu’ils doivent rétablir l’équilibre entre humains et nature/surnaturel encourage les joueurs à agir à la façon de sages érudits, et donc sans utiliser de méthodes guerrières.

La limite des hacks du jeu tient au fait que les Médiums sont intouchables, que la résolution ne fonctionne pas par action/réaction, mais sur la découverte progressive des problèmes et des moyens de les résoudre, et que les problèmes et les Médiations les poussent à se comporter comme des médiateurs.

Enfin, un petit nombre de conseils permet de faciliter l’appréhension du jeu dans le sens de sa démarche globale, comme par exemple : “Ne nommez pas, décrivez”, “Prenez le temps d’apprécier les silences”, “Personne ne doit planifier l’histoire”, etc.

Le Vide Fertile dans Prosopopée

L’ensemble des éléments du jeu que je viens de décrire (et d’autres encore) créent les conditions et incitent à la contemplation, à la poésie. Les parties ressemblent souvent à un rêve éveillé collectif. C’est le Vide Fertile, qui est le produit de l’ensemble des composantes du jeu et de son impact sur les processus créatifs et sociaux.

→ Les Médiums doivent découvrir les Problèmes entre humains et la nature/le surnaturel

→ Personne ne sait rien de ce que l’on va trouver, ni de l’histoire (il ne faut pas planifier l’histoire)

→ Les dés d’Offrande et de Problèmes donnent un temps de jeu lent et contemplatif, ainsi qu’une structure organique à l’histoire : ils créent de l’incertitude quant à l’évolution de l’histoire, à l’émergence des Problèmes et de comment elle va se résoudre, et en cas d’échec, les Problèmes peuvent changer et échapper aux joueurs

→ On ne peut jamais échouer (sauf abandon collectif) ce qui inhibe les enjeux de défi et de compétition

→ Les dés d’Offrande permettent de communiquer silencieusement sur la direction qui plaît au groupe, ce qui facilite la constitution d’un canon commun

→ Ce qui incite à respecter le canon, c’est le fait de construire sur ce que les autres ont dit

→ Les dés de Problèmes permettent d’établir ce qui compte vraiment pour l’intrigue et de valoriser les apports des autres

→ Ils créent également une résistance sur des éléments de la fiction, qui ne peut être rompue qu’en lançant les dés (ce qui fait boucler l’Économie du jeu)

→ Les Problèmes n’affectent pas les Médiums, ils sont centrés sur les communautés humaines et sur la nature/le surnaturel, les joueurs peuvent donc se montrer altruistes

→ Les Médiations orientent les résolutions de Problèmes dans des directions autres que le combat ou la violence

→ Le large partage de Responsabilités permet de conjuguer la créativité des participants et d’ouvrir de grands espaces de créativité

→ Les joueurs ont toute latitude pour inventer la culture de leurs Médiums et les rendre “sages” de toutes les manière qu’ils désirent

→ Les enjeux de défi et de se positionner par rapport au bien et au mal sont inhibés, l’Exploration au sens de Ron Edwards peut être la priorité des parties

→ Les conseils facilitent une manière de jouer en accord avec le reste

Voilà donc toutes les incitations à l’œuvre dans le jeu (j’ai omis les mineures). Elles convergent toutes pour construire une démarche solide.

Si l’on voulait produire le même effet par une incitation directe, il faudrait donner une injonction au joueur de type : si vous dites quelque chose de poétique/contemplatif/qui contribue au rêve éveillé, vous gagnez un bonus ! Or, les dés d’Offrande ne font pas une telle chose, ils guident le jeu et permettent de valoriser les joueurs qui séduisent le plus les autres (ce qui est déjà la démarche du jeu, même si on enlève les dés d’Offrande, ils ne font que la renforcer), sans influencer le contenu de leurs contributions.

Du coup, les joueurs se trouveraient dans un effort créatif OuLiPien, mais une telle approche met le joueur en situation de performance et cela tend à rompre toute causalité avec les enjeux fictionnels et les intérêts de son personnage (ce que Prosopopée préserve au contraire). Typiquement, ce type d’incitations est inapproprié pour de l’incitation directe si l’on veut obtenir un minimum de nuance, de spontanéité et de fraîcheur. Mieux vaut créer les bonnes conditions, faciliter et renforcer une certaine forme de jeu que donner des injonctions.

Le Vide Fertile consiste à réinsérer les incitations dans une structure organique et en symbiose avec les enjeux de la fiction, en faire une dynamique plutôt que des panneaux indicateurs.

Conclusions

Le Vide Fertile est le contraire de forcer les joueurs à aller dans un sens donné. Il tire partie des potentialités du jeu en matière de choix et de créativité. Le jeu fournit un terreau dans lequel les joueurs puisent, le cadre dans lequel ils peuvent éprouver pleinement leur liberté et ils sont encouragés à créer dans des directions bénéfiques pour le jeu et pour la fiction.

Les éléments du système doivent être conçus en convergence et pour le groupe de joueurs (MJ compris). Tous les jeux possèdent des espaces blancs laissés aux joueurs et au MJ, mais beaucoup ne les transforment pas en une dynamique créative et sociale.

C’est quand le jeu vous fait faire des choses qui vous surprennent vous-mêmes, quand vous avez le sentiment qu’il se produit plus que ce que chacun pourrait apporter individuellement (la conjugaison des cerveaux et du système) que l’on peut parler de Vide Fertile fort.

VAMPIRES, a postmodern roleplaying game, de Victor Gijsbers, donne un exemple d’injonction tuant le Vide Fertile. Un joueur est exhorté à agir avec cruauté dans des scènes prévues à cet effet et les autres jugent le niveau de sa performance (d’autres scènes mettent en jeu des conflits entre vampires). D’une part, l’effort se dissocie des intérêts fictionnels du personnage, les joueurs se trouvent en situation de performance pure pour mettre les autres joueurs mal à l’aise.

Les descriptions peuvent être intenses, mais la motivation des joueurs et la raison pour laquelle on va commettre des actes de cruauté est externe à la fiction : c’est la mécanique qui nous le demande et la qualité de la performance est le fait du joueur et non du jeu, qui se contente de renforcer sa créativité, sans donner le terreau et sans inscrire ces actes dans une causalité d’actions et de décisions qui permettraient de leur donner du sens en faisant de toute cette cruauté l’aboutissement des décisions du joueur. C’est un cas typique où le jeu cherche à créer une motivation, plutôt que de renforcer une motivation déjà existante. Sur la durée, ces scènes finissent par paraître forcées, artificielles, vides de sens.

Dans VAMPIRES, l’incitation devient purement mécanique et détachée des enjeux fictionnels. OK, la cruauté des vampires est leur façon de se nourrir (en gorgeant une réserve de dés) et le but du jeu est de nous pousser à l’inhumanité. Mais cette inhumanité demeure artificielle. Difficile de s’y engager si ce n’est pas le fruit d’un engrenage progressif ou une légitimation par des choix personnels, mais une pure contrainte mécanique. Si on ne le fait pas, notre personnage n’aura pas les moyens de rivaliser avec les autres vampires, donc la boucle de l’Économie du jeu existe et fonctionne, mais elle est mécanique et non organique et étouffe le Vide Fertile.

Certains jeux possèdent du contenu, des règles et des techniques qui s’éparpillent dans plusieurs directions (Cf. Vampire la mascarade, à ne pas confondre avec VAMPIRES, a postmodern roleplaying game dont je viens de parler), d’autres les mettent ensemble en les laissant flotter conjointement sans générer d’interactions fertiles entre elles (Cf. L’Appel de Cthulhu). Le Vide Fertile ne peut exister que si l’ensemble des composantes du jeu convergent et bouclent pour produire une spirale créative et sociale positive. De plus, quand un scénario prévoit trop l’histoire, il remplit le Vide Fertile à l’avance et ne permet pas aux joueurs de se l’approprier.

Dans le schéma de Vincent Baker, l’Économie est la roue et le Vide Fertile est la spirale en son centre, générée par son mouvement.

Tout se joue au niveau préalable au moment où les joueurs (MJ compris) prennent des décisions : l’ensemble des choses en jeu comptent dans ces moments particuliers, la façon dont ils pèsent, orientent, stimulent, créent des tensions, rendent certaines choses possibles, rendent intéressantes, éliminent les options parasites, facilitent, renforcent, créent une émulation, ouvrent et resserrent les possibilités…

Une fiction de faible intérêt (si on la retranscrivait fidèlement après la partie) peut être issue d’une partie de jeu de rôle formidable, car les faits fictionnels énoncés ne retranscrivent jamais la totalité de ce qu’il se passe dans le processus de décision d’un joueur et de l’influence que ses camarades et le système ont dessus, ce que Romaric Briand nomme le Maelstrom12.

Ni le Maelstrom, ni le Vide Fertile ne sont accessibles lorsqu’on assiste à une partie sans y prendre part ou lorsqu’on lit une retranscription de sa fiction. Et ce sont pourtant les deux choses les plus importantes de toute partie de jeu de rôle.

Le Vide Fertile est aussi la raison pour laquelle on ne peut pas juger correctement un jeu de rôle à la lecture de son manuel. Il est impossible de saisir la façon dont ses composantes mises ensemble produiront un Vide Fertile, ni s’il sera fort ou non.

Quand vous écrivez un jeu, le Vide Fertile est tout ce qui compte, la raison pour laquelle vous créez des règles, des techniques et du contenu. Il n’y a pas de recette pour construire un jeu produisant un Vide Fertile fort. Le but de cet article est de le mettre en évidence. Mon meilleur conseil à présent : jouez à des jeux à Vide Fertile fort. Réfléchissez à la façon dont ils le produisent et pourquoi certaines choses émergent fréquemment dans la pratique de certains jeux alors qu’aucune mécanique n’en porte le nom !

Le sujet est immense, et je vous invite à en discuter ici-même. Posez-moi des questions, parlez-nous de vos propres expériences de Vides Fertiles, approfondissons la question, aidons ceux que cela intéresse à consolider le Vide Fertile produit par leurs jeux.

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1 La motivation d’un individu à faire quelque chose dépend du sens qu’il y met, de ses relations avec les personnes avec qui il interagit et de nombreux autres paramètres sur lesquels on ne peut agir. Il est possible de renforcer une motivation déjà présente. Mais pas de créer de la motivation. Voir le concept de renforcement en psychologie sociale : http://fr.wikipedia.org/wiki/Motivation#Les_th.C3.A9ories_du_renforcement

2 L’Économie, “Currency” en anglais, est expliquée plus en détail dans cet article de Vincent Baker (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497 et sur le Provisional Glossary (en anglais) : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html
Vous trouverez à l’adresse suivante un schéma de l’Économie de
Poison’d de Vincent Baker (en anglais) : https://docs.google.com/drawings/pub?id=1AoKhvMN3Nz9rCsbwjzTukWFuavnu5b4b1D6F7oXI84&w=960&h=720

3 Ce concept est présenté par Vincent Baker sous la forme d’un schéma précédant une discussion passionnante (en anglais) : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/119

4 Le système, selon Vincent Baker, est la façon dont on se met d’accord pour prendre des décisions dans la fiction. Cela comprend l’ensemble des règles véritablement utilisées, les techniques habituelles du groupe et celles employées ad hoc. Ainsi, la présence d’un scénario, sa structure, le partage de la narration etc. font partie du système. Voir la définition du Provisional Glossary (en anglais) : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html

5 Dan Maruschak identifie ce phénomène comme une différence de “distance psychologique”, d’après les théories des psychologues Yaacov Trope et Nira Liberman (en anglais) : http://www.danmaruschak.com/blog/2013/06/28/foreststreesandrpgs/

6 Voir la résistance asymétrique Négociation/Chantage dans l’article suivant : http://www.limbicsystemsjdr.com/laresistanceasymetrique/

7 Toujours à propos de l’Économie : alors qu’une mécanique pourra sembler adaptée pour un jeu donné et renforcer sa dynamique, elle peut s’avérer un frein pour un autre, voire se trouver inadaptée. Le principe fondamental pour obtenir une Économie forte est de considérer l’influence de chaque mécanique sur les autres comme une roue qui tourne sous l’impulsion des joueurs et qui peut s’avérer un cercle vertueux et/ou vicieux, conduisant l’histoire et les personnages vers leur accomplissement ou vers leur perte ; avec dans certains jeux un grand dégradé de nuances entre ces deux issues possibles et dans d’autres un seul type de dénouement possible.

Voir l’article Les niveaux d’un système : http://www.limbicsystemsjdr.com/lesniveauxdunsysteme/

8 Pour plus d’explications sur la différence entre partage de Responsabilités serré ou large, écouter le podcast Responsabilités, Positionnement et Machines à saucisse : http://www.lacellule.net/2014/05/podcastjdrresponsabilite.html

ou lire son résumé : http://www.limbicsystemsjdr.com/podcasttoutjeuderolepartagelanarration/

9 Observation de Benoît “Yglirin” dans le fil [On mighty Thews] Narration partagée et prévisions sur le forum Silentdrift : http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=19&t=2656#p21629

10 Pour un développement de ce point, lire Partage de narration, exemple : les sages de Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/partagedenarrationexemplelessagesdeprosopopee/

11 Le canon d’une partie de jeu de rôle est le cadre selon lequel les participants définissent ce qui est acceptable dans les propositions des participants : ce qui correspond au genre (au sens large) de la fiction que l’on crée ensemble. Ce cadre n’est jamais parfaitement rigide et l’exploration de ses limites peut participer au plaisir de jeu. Pour plus d’explications, voir l’article Comprendre le simulationnisme à travers Prosopopée : http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendrelesimulationnismeatraversprosopopee/

12 Romaric Briand, Le Maelstrom (2014), chapitre Le Maelstrom, p.239 à 289.

Récemment, des amis et joueurs de Prosopopée m’ont fait remarquer que le livre n’était pas clair au sujet de deux cas de figure, voici mes conseils.

1) Que faire en cas de réussite partielle, quand on vient de résoudre le dernier dé de Problème et qu’il n’y en a pas d’autres à modifier ? (Question posée par Mélanie et Morgane).

Il faut considérer la réussite partielle comme une réussite parfaite. Comme il n’y a pas d’autres dés, inutile d’ajouter des conséquences indésirables. Vous pouvez terminer la partie.

2) Que faire quand personne n’arrive à résoudre les Problèmes et que la partie s’enlise, notamment quand on a perdu tous nos dés et qu’il reste de nombreux problèmes ? (Question posée par Jérôme (Schultz)).

Intégrez une révélation ou un événement de taille, pour renverser le cours de la partie, de manière à relancer l’imagination des participants, par exemple : un autre monde dissimulé sous les apparences, certains personnages ne sont pas ce que l’on croit, le village se transforme, etc. Un changement ou une découverte majeure peut relancer la partie.

Ou bien n’hésitez pas à stopper la partie si vous n’avez plus l’envie ou l’inspiration pour poursuivre : racontez un épilogue dans lequel vous expliquez pourquoi, malgré les efforts des Médiums et des autres personnages, le Déséquilibre ne peut être résolu dans ce lieu.

***

Si vous rencontrez d’autres cas de figure non couverts par le livre, laissez-moi un commentaire.

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Spécialiser les thématiques et enjeux d’un jeu et faire converger son système dans leur direction facilite la création d’une expérience nouvelle. C’est l’idée que je soutiens et que je vais développer dans cet article.

Jouer un personnage avec des valeurs ne va pas toujours de soi

Je vais prendre l’exemple de mon jeu Prosopopée parce qu’il illustre bien mon idée : jouer des personnages altruistes, désintéressés et non-violents n’est pas nécessairement évident dans une pratique traditionnelle. C’est même souvent contradictoire avec les incitations des mécaniques de jeu orientées vers le gain, l’accumulation, l’efficacité, le combat et l’aspect binaire “réussite/échec” qu’offrent la plupart des JdR traditionnels. De manière générale, inciter les joueurs à adopter des valeurs et à leur donner une véritable importance n’est pas toujours facile dans une partie de jeu de rôle1.

On est souvent tentés d’agir dans le sens de ce qui nous avantage et si les actes désintéressés, “pour la beauté du geste” peuvent être courants à certaines tables, il est difficile d’endosser un tel rôle de façon permanente quand ça devient un désavantage. Mais bien entendu, ce n’est pas impossible. Ça dépend beaucoup de la dynamique du groupe, de la capacité des participants à valoriser socialement et dans la fiction le comportement en question, et des efforts que les joueurs sont prêts à faire.

Pour favoriser ces comportements dans Prosopopée, j’ai commencé par briser cette logique.

Pour que les joueurs ne soient pas démotivés à le faire ou pour que ça ne dépende pas seulement de leurs efforts, il fallait que l’altruisme, le désintéressement et la non-violence soient recherchés et surtout que ce soit un plaisir à jouer, plutôt qu’un effort.

Je ne vais pas entrer dans une grande explication de comment j’ai fait ça dans Prosopopée, j’en parle un peu dans cet article, bien que ça mériterait un article entier pour vraiment cerner tout ce qui participe de sa dynamique.

Ce qui m’intéresse, c’est que jouer un personnage altruiste, désintéressé et non-violent demande un effort au joueur dans la plupart des jeu de rôle. Cet effort teinte son expérience et si le joueur ne récolte pas de conséquences (fictionnelles, positives, négatives ou autres) de ces efforts, de récompense (mécanique) ou de reconnaissance (sociale), et surtout, si cela dépend du jugement subjectif, arbitraire et parfois invisible, des autres participants uniquement, l’expérience peut perdre son intérêt.

Bien sûr, la fiction peut-être strictement la même dans n’importe quel JdR ayant un setting approprié, que dans Prosopopée. Mais dans Prosopopée, la mécanique facilite le fait de jouer de cette manière et permet de le rendre important. Donc, même si la fiction seule est identique, l’expérience ne peut pas être la même, Prosopopée procure du plaisir de jeu, là où la plupart des jeux demandent un effort pas forcément récompensé ou reconnu de manière fiable.

Si je veux inciter les joueurs à jouer des personnages altruistes, désintéressés et non-violents (peut-être simplement parce que si les joueur se comportent comme des brutes sanguinaires mon scénario perd son intérêt), je vais devoir employer des techniques incitatives, dissuasives, contraintes, etc.

De ce fait, je vais forcément orienter le jeu et démotiver d’autres types d’histoires et façons de jouer.

C’est de cette façon que j’obtiens une expérience de jeu nouvelle.

Chaque jeu spécialisé ne procure pas nécessairement une expérience révolutionnaire, ni même bonne, mais il tend à offrir des possibilités nouvelles, et à créer du plaisir de jeu sur des choses habituellement laissées de côté, et de cette manière, ces jeux élargissent le champ des possible en JdR.

Pourquoi ne pas intégrer cette façon de jouer à d’autres dans un seul jeu ?

Demander aux joueurs d’être altruistes, non-violents et désintéressés ne fonctionne que si les situations de la partie s’y prêtent et encouragent de telles positions.

Explorer un donjon infesté de monstres, ou être menacé et poursuivi par d’anciens vampires beaucoup plus balaises que toi et qui veulent te faire la peau sont des situations qui risquent de ne pas trop coller.

Il vaut mieux des communautés dans le besoin et que les PJ ne soient pas focalisés sur des problèmes personnels qui risquent d’accaparer leur attention au détriment de leur engagement altruiste, par exemple.

Si à la table vous avez un personnage altruiste, désintéressé et non-violent et un autre violent, égoïste et vénal (ou juste un personnage qui ne veut pas “travailler pour rien”), comment être sûr que les situations vont s’y prêter ?

Si tu prévois un scénario où le prétexte à l’aventure est une victime demandant de l’aide aux personnages, le deuxième joueur serait légitime de l’envoyer bouler.

Si tu prévois un scénario où le prétexte pour l’aventure est de gagner plein de fric, le premier joueur serait légitime de choisir de rester tranquillement chez lui à boire un chocolat chaud.

Et si la victime propose un pactole, s’engager à l’aider n’est plus désintéressé.

Du coup, on peut se dire que les joueurs feront l’effort de suivre le scénar du MJ pour ne pas faire de l’anti-jeu. Sauf que rien ne dit que le problème ne se posera pas de nouveau à d’autres moments de la partie (c’est le problème courant des personnages inadaptés au scénario du MJ). De plus, cela signifie que les choix des joueurs devront se faire “pour suivre le scénar” et non “en fonction de ce qui est important pour le personnage” et l’on se retrouve dans une expérience de jeu différente : où les joueurs font des choix externes à la situation fictive : pour suivre le scénario, et non pour répondre aux intérêts de leurs personnages. Si le jeu est prévu pour un certain type de personnages, il y a de fortes chances pour que les joueurs n’aient pas besoin de faire ce type de choix consensuel pour suivre le scénar ou le MJ n’aura pas besoin de bazarder son scénar pour suivre les désirs des joueurs, légitimés par leurs choix de personnages.

Les techniques de jeu de rôle traditionnel ne sont pas neutres

 Chaque jeu de rôle traditionnel oriente les parties dans une certaine ambiance, des personnages plus ou moins mortels, plus ou moins puissants, mai ce n’est pas tout.

 Les jeu de rôle traditionnels orientent et favorisent des parties :

  • Vers des histoires de type “quête” ou “enquête”.
  • Vers des histoires où les PJ ne sont pas des protagonistes autour desquels l’histoire tourne, centrée sur leurs propres désirs et objectifs : ils sont des agents mobilisés la plupart du temps pour une cause externe (mission ou survie).
  • Vers des histoires qui ne se construisent pas à partir des actes des personnages, mais à partir de l’intrigue préparée par le MJ (c’est à dire un ensemble de révélations à partir de mystères et des plans d’action de l’antagonisme).
  • Vers des univers fantastiques, magiques et/ou à secret.
  • Vers des rôles de MJ participationnistes et illusionnistes2.
  • De plus, les techniques de jeu mettent en avant les compétences des personnages et le combat plutôt que leurs relations, leur psychologie et leurs historiques personnels.

Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire autre chose avec, ça signifie que ce sont les façons de jouer et les types d’histoires que l’on rencontre le plus souvent et sans doute les plus appropriées pour le format de jeu proposé.

Si vous pensez que ça englobe la majorité des histoires existant dans d’autres médiums, il est temps d’ouvrir les yeux ! Dexter, Game of Thrones, Buffy contre les vampires, Breaking Bad, Reservoir Dogs, Princesse Mononoke, Entretien avec un vampire, Bilbo le Hobbit (livre), True Blood, LA Confidential, Harry Potter, Death Note… aucune de ces fictions n’entre dans ce schéma et j’ai volontairement choisi des univers proches de ce qu’on trouve en JdR.

Des jeux comme Bliss Stage, My Life with Master, Dogs in the Vineyard, Apocalypse World, Polaris Chivalric at the Utmost North, Poison’d, Breaking the Ice, Zombie Cinema, Lady Blackbird… sortent de ce schéma. Parce qu’ils se spécialisent, ils permettent des expériences et des structures d’histoires plus diversifiées que ce que la tradition du jeu de rôle favorise.

 Questions et remarques bienvenues !

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2 Voir Participationism et Illusionism dans le Provisional glossary : http://www.indierpgs.com/_articles/glossary.html ou en français au bas de cet article : http://www.limbicsystemsjdr.com/laresistanceasymetrique/

Salut à tous,

ce mois-ci j’ai publié un bilan de publication en auto-édition (donc indépendant) de Prosopopée sur Silentdrift :

http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?f=22&t=2866

J’y parle de mes partis pris, mes réussites et mes erreurs, mes perspectives pour l’avenir.

Et ce bilan fera office d’article du mois de mars, je vous souhaite une bonne lecture !

Fred

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Dans cet article, je vous propose d’analyser les tenants et aboutissants de la démarche créative simulationniste à travers les particularités de Prosopopée.

Pour rappel : une démarche créative est la manière selon laquelle les participants d’une partie de JDR prennent plaisir ensemble et mettent en œuvre une manière de jouer en phase avec le plaisir recherché. Les trois démarches identifiées par Ron Edwards sont appelées le ludisme (ou Gamism), le narrativisme et le simulationnisme.

On dit qu’un jeu « soutient » une démarche créative dans la mesure où ses règles, son univers et sa création de personnages et de situations encouragent à une certaine démarche créative, sans pour autant pouvoir la garantir. Le jeu n’enferme pas les joueurs dans une démarche créative, il les invite à l’explorer.

Pour en savoir plus, vous pouvez lire Le GNS est un outil ou le chapitre consacré aux démarches créatives dans l’article de Christoph Boeckle.

J’affirme que la démarche créative soutenue par Prosopopée est le simulationnisme et voici pourquoi.

1) Narrativisme et simulationnisme

La principale confusion que l’on fait au sujet de Prosopopée, c’est de considérer qu’il soutient une démarche narrativiste, je vais donc me concentrer sur les différences entre les démarches narrativiste et simulationniste.

La démarche narrativiste consiste à créer ensemble une histoire sur le moment (le sous titre du narrativisme est Story now en anglais : L’histoire maintenant). Le point central de cette démarche, est le sens moral et éthique donné aux actes des personnages. Pour qu’un acte ait du sens, il faut qu’il ait été librement choisi par le joueur (éventuellement, parmi plusieurs choix possibles) à partir d’une situation où aucun choix proposé n’est strictement meilleur que l’autre et que chaque choix implique une perte. De plus, il faut que l’histoire même se développe à partir des conséquences de ces actes. Si les actes des personnages engendrent l’histoire, chaque choix est important.

Les situations jouées sont toujours problématiques dans la mesure où il n’y a pas de « meilleure » solution ou même de « bonne » solution. Elles interrogent les participants (ce que l’on appelle la prémisse : la question que pose une histoire au sens dramaturgique ; et à laquelle les protagonistes de l’histoire répondront par leurs actes.1) et les personnages y répondent par leurs actes. Les actes expriment les valeurs morales de son personnage : la réponse aux questions posées. Les participants seront ainsi amenés à prendre position moralement par rapport aux actes des personnages et à formuler des jugements. C’est là le cœur de la démarche narrativiste. (Plus de précisions dans un article précédent ou dans l’essai de Ron Edwards)

Jouer selon une démarche simulationniste, c’est faire en sorte que le style, la logique et la cohérence de la fiction soient ce qui préoccupe le plus les participants. Cela signifie qu’ils développeront un cadre appelé canon esthétique et qu’ils chercheront à dire des choses qui séduiront leurs partenaires de jeu, en étayant les éléments de ce canon sans jamais le transgresser.

Jouer simulationniste, c’est célébrer le canon de la fiction, c’est-à-dire produire un ensemble d’images et d’événements fictifs conformes aux attentes et aux exigences des participants et y prendre plaisir. Les participants établiront préalablement et au fil de la partie, des limites à leur cadre, en des proportions très variables selon les tables et les jeux.

Le cœur des parties simulationnistes se situe dans les interstices : le cadre défini avant de jouer étant par définition incomplet, les participants le développent généralement dans des directions inattendues de leurs partenaires. À partir du moment où les participants parviennent à développer efficacement la fiction sans devoir être recadré, on peut dire que le canon est solide. Plus ils peuvent ajouter d’éléments inattendus au cadre initial, plus on peut dire que le canon est élastique. Ron Edwards appelle Constructive denial : Le déni constructif.

Enfin, tout cela passe par le soin de ne pas briser l’illusion de la fiction, ne pas rappeler que tout ceci est imaginaire, d’où le besoin d’éviter d’avoir à recadrer les participations des participants (le sous titre du simulationnisme est The right to dream : Le droit au rêve). 2

1.1) Story now et story before

Si l’on crée une histoire pendant qu’on joue et non avant, c’est forcément narrativiste ?

Non. Une partie durant laquelle on crée l’histoire pendant qu’on joue ne soutient pas nécessairement une démarche narrativiste. Certes, une partie narrativiste n’est pas possible si l’histoire et son déroulement sont déterminées à l’avance (si on utilise un scénario par exemple), mais cela ne veut pas dire qu’on fait du narrativisme à chaque fois que l’on crée l’histoire pendant qu’on joue.

Le fait de créer l’histoire avant la partie est une option possible et valable pour une démarche simulationniste, mais ce n’est pas la seule, ainsi, il est tout à fait envisageable que l’histoire soit créée sur l’instant tout en jouant simulationniste. (Voir ce schéma de Vincent Baker)

De plus, il faut garder à l’esprit que Ron Edwards donne au mot « histoire » dans « Story now », l’idée d’explorer une prémisse. Le « now » implique que la prémisse soit explorée collaborativement, il ne peut donc pas être un exposé que le MJ ferait aux joueurs en gardant le fin mot sur le propos de l’histoire.

Pour faire simple :

  • si l’ensemble des participants créent une histoire pendant la partie en explorant une prémisse, que les joueurs y répondent et que c’est ce qui prime, la partie devrait être narrativiste ;
  • si l’ensemble des participants créent une histoire pendant la partie, mais sans explorer de prémisse, la partie peut être ludiste ou simulationniste ;
  • si une prémisse est amenée dans la partie par un seul participant (généralement le MJ) et y répond lui-même – et que les autres la découvrent sans avoir de prise dessus – la partie peut être ludiste ou simulationniste.

L’histoire générée lors des parties de Prosopopée ne vise pas à explorer une problématique morale (autrement dit : les participants ne répondent pas à une question morale par les actes de leurs personnages).

1.2) Histoire dramatique et Rêve éveillé

Dans Prosopopée, l’histoire en tant qu’intrigue et succession d’actions n’est pas au premier plan. On se focalise d’abord sur les images créées verbalement et sur la construction du monde où se déroule l’histoire ; sa beauté, son étrangeté, sa logique, sa mystique… (le monde étant ici absolument tout ce qui est décrit dans la fiction, jusqu’aux personnages des joueurs eux-mêmes, les codes sociaux etc.). Le moment où le jeu est le plus intense, c’est quand le monde créé, sa beauté et ses mystères deviennent le centre de l’attention. Et que tout les participants partagent ce rêve éveillé.

Tout est fait pour pousser à explorer un rêve éveillé zen et poétique. Aucune règle du jeu, aucun élément de l’univers ou de la création de l’histoire ne pousse les joueurs vers autre chose : il n’y a pas de choix moraux ; l’intrigue suit un schéma relativement simple ; les actions des personnages permettent de révéler le décor, les habitants, leurs problèmes et les solutions.

1.3) L’absence de choix moraux

Quand on résout un problème à Prosopopée, on cherche sa cause. Les problèmes s’organisent de manière hiérarchique, impliquant que certains sont plus proches de la cause de tous les maux et d’autres n’en sont que des symptômes. Les problèmes sont liés à la difficulté des humains à vivre avec la nature (et le monde du surnaturel). Les conséquences des actes des personnages se contentent de rendre la tâche plus difficile et de modifier la compréhension qu’ils ont du problème.

Les histoires explorées au cours de parties narrativistes impliquent l’exploration d’une prémisse. Or, dans Prosopopée, pas de « dois-je poursuivre mon idéal si cela met en danger mes proches ? », ni de « puis-je trahir la confiance que les autres ont en moi pour leur propre bien ? » ou encore « puis-je sacrifier quelques uns pour le bien du plus grand nombre ? ». Les Médiums suivent une quête dont l’objectif est clair et ne changera pas : aider les habitants des villages (et les humains en général) à résoudre les Problèmes qu’ils ont créé dans la nature. Ils n’ont pas à résoudre des dilemmes ou des drames déchirants. Ce but n’est pas remis en question car il est dans la nature même des Médiums de résoudre le déséquilibre et tous les problèmes qu’il provoque.

Si des participants créent des problèmes, ces problèmes sont ceux qui devront être résolus à la fin, donc pas de double enjeux, donc, pas de choix moraux, donc, pas de narrativisme.

2) Le canon esthétique

Le canon esthétique est l’unité stylistique et logique de la fiction produite au cours de parties de jeu de rôle. À la manière d’une peinture, la force de l’harmonie de sa composition, la manière dont les éléments et les couleurs s’agencent peuvent justifier à elles seules son intérêt. La démarche simulationniste fonctionne de la même manière. Cette démarche est également idéale pour l’exploration de mystères du monde, des civilisations, de la structure d’un monde etc. Chaque groupe établit le canon de la fiction qu’il génère en respectant un ensemble de critères et d’exigences communes.

N’importe quel groupe de jeu de rôle constitue un canon plus ou moins large et malléable, et ce, quelle que soit la démarche créative à l’œuvre. Il existe un grand nombre de façons de faire respecter le canon lors de parties de jeu de rôle. Une personne peut en être garante (généralement le MJ) ou chaque participant ; et les moyens explicites ou tacites de réguler les écarts sont variés.

La première spécificité de la démarche simulationniste, c’est qu’il est important d’éviter autant que possible d’avoir à rectifier les interventions des participants pendant la partie, car la solidité du canon y est en soi un motif de plaisir (alors que pour les deux autres démarches créatives, le plaisir se focalise sur d’autres approches de la fiction, donc ce n’est pas gênant de faire des parenthèses pour se mettre d’accord afin d’optimiser l’expérience).

Pour ce faire, le contenu de la fiction et l’intrigue peuvent être en grande partie prévues à l’avance. Les mécaniques du jeu peuvent prédéfinir l’ensemble des possibilités des personnages en simulant la faisabilité et les conséquences de chaque action en fonction de paramètres préétablis ; GURPS, Rolemaster et certaines versions de D&D poussent le bouchon particulièrement loin à ce sujet ; pour jouer narrativiste ou ludiste, de tels partis pris pourraient être accessoires, encombrants, voire franchement incompatibles.

Mais le canon ne joue pas ce seul rôle. Il est également le matériau fondamental avec lequel les participants vont jouer. Tester la résilience du canon – sa résistance aux transgressions et sa capacité à endiguer les violations potentielles à l’unité et à la cohérence de la fiction, mais aussi son élasticité – est le point de focalisation de toute partie simulationniste. Ainsi, la façon dont un joueur va interpréter son personnage et le faire agir, résoudre les problèmes, etc. sont des façons, pour lui, d’enrichir, développer et éprouver le canon ; mais que les joueurs puissent continuer de le faire sans que les autres participants (ou le MJ) n’aient à les recadrer, est de première importance.

Les participants exploitent la proposition créative au mieux quand ils parviennent à séduire, voire aller au delà des attentes des autres participants de par l’originalité de leur contribution au canon, sans le transgresser (pour plus d’information concernant le jeu de séduction entre participants, voir l’article La résistance asymétrique ; j’ai également expliqué le processus à l’œuvre au cœur de Sens hexalogie dans l’article Espaces de créativité).

2.1) Dans Prosopopée

Quasiment aucun élément fictif n’est prévu à l’avance, en dehors du fait que le monde du jeu se situe avant l’aire de l’industrie et de la modernité. Et c’est bien utile dans un jeu où le partage de narration est aussi important.

Les mécaniques du jeu balisent la nature des actions que doivent entreprendre les personnages pour résoudre les problèmes.

L’absence de noms propres permet d’éviter que les participants aient à inventer des noms à la volée pour les PNJ et incite à décrire davantage les choses, le décor et les personnages.

Ensuite, certains joueurs appelés Nuances doivent décrire au début de la partie – en s’inspirant librement d’une image, un objet ou quoi que ce soit d’autre – le lieu principal dans lequel se déroulera l’histoire. Le canon commence à être étayé à ce moment-là.

Ensuite, quand l’histoire commence, à chaque fois qu’un participant aime ce qu’un autre narre, il lui donne un dé d’Offrande (un simple dé, pris d’une réserve située au milieu de la table). Ce don de dés permet de mettre en relief, pour tous les participants, ce que chacun apprécie particulièrement, et donc, ce qu’il attend de la partie. Ce sont les fameux « critères et exigences » qui servent à consolider le canon.

Les participants comprennent donc qu’ils doivent faire un effort pour plaire aux autres afin de récolter ces dés d’Offrande qui leur permettront plus tard de résoudre les problèmes fictifs rencontrés par leurs personnages. Les joueurs sont donc vivement incités à étayer le canon dans le but de séduire et surprendre, ou tout simplement coller aux attentes de leurs partenaires de jeu.

C’est de cette manière que les participants créent, consolident et explorent le canon. Et c’est cela qui est au cœur du jeu.

Il reste une règle importante : à tout moment, un participant peut placer un dé de Problème sur une feuille au milieu de la table. Ce dé de Problème permet de rendre central dans l’histoire, quelque chose qui a été introduit dans la fiction par quelqu’un d’autre et donc de le valoriser en le hissant au statut de Problème.

De plus, cela offre une utilité supplémentaire : celui qui pose le dé de Problème peut l’utiliser d’une autre façon, pour modifier un élément de la fiction qui ne lui plaît pas. Cela évite dans certains cas d’avoir à rectifier une contribution en « négociant » hors de la fiction.

Ainsi, l’on peut préserver le canon et l’explorer à fond sans avoir à interrompre le flot de la fiction.

2.2) L’espace de créativité des joueurs

Dans une partie simulationniste traditionnelle, il est courant que la tâche du MJ soit de révéler le contexte, tandis que les joueurs auront pour tâche de développer ce qui concerne leur personnage, en adéquation avec le reste de la fiction. Les joueurs ont besoin de percevoir le monde comme le percevrait leur personnage (j’en expliquerai les raisons plus tard).

Dans Prosopopée, les joueurs jouent des divinités s’incarnant dans les personnages du tableau qu’elles ont créé. Dès lors, leur perception du monde est plus large que celle d’un humain. Ils peuvent donc à la fois définir les actes, les paroles et l’apparence de leur personnage, mais aussi le monde qui les entourent, puisque c’est eux qui le créent. Cela convient à leur statut divin et permet de justifier le partage de narration (ou espace de créativité) dans la fiction, qui n’est plus seulement une technique de jeu, mais une propriété des personnages incarnés par les joueurs.

Plutôt que de découvrir une histoire et un contexte écrits à l’avance par l’un d’entre eux, les participants découvrent progressivement les idées des autres participants et le suspense persiste du fait de ne pas savoir ce qu’un des autres participants va dire et ainsi, orienter l’histoire dans une direction inattendue.

Pendant les parties de Prosopopée, les joueurs mettent le maximum de leur énergie à développer collaborativement le canon de la fiction entière : le contenu (personnages, décor etc.) et pourquoi les choses vont comme elles vont ; par exemple :

3) Ne jamais regarder derrière le voile

Pour que le rêve s’épanouisse, les participants ne doivent jamais regarder derrière le voile ; cela signifie plusieurs choses :

  1. il faut sortir le moins possible de la fiction ;
  2. les techniques d’illusionnisme (la manière dont le MJ s’arrange pour dissimuler certaines pratiques ou choix qu’il fait, notamment pour faire respecter le scénario qu’il a préparé) doivent être aussi discrètes que possible ;
  3. les phénomènes sociaux (interpersonnels) gagnent à être maquillés pour se fondre dans la fiction ;
  4. il vaut mieux éviter les techniques qui ne sont pas justifiées par la fiction, qui n’y trouvent pas leur cause.

Concernant le point 1, considérez que les rectifications, les explications des règles, les mises au point et discussions extérieures à la fictions devraient être réduites à leur pure nécessité, ce qui n’est pas vrai pour les autres démarches créatives : une partie narrativiste, par exemple, gagnera à ce que les participants se posent des questions les uns aux autres, se fassent des suggestions, expriment leur jugements etc.

Concernant le point 2, dans le cas où un MJ veut cacher certaines de ses pratiques aux joueurs, notamment leur faire croire qu’ils ont une prise sur l’histoire, qu’ils sont libres d’agir à leur guise et que leurs actes ont de l’importance, alors que c’est le MJ qui contrôle secrètement tout cela. Ceci ne peut fonctionner que dans le cadre d’une démarche simulationniste (Sens de Romaric Briand en est un bon exemple), mais n’est absolument pas nécessaire aux parties simulationnistes.

Concernant le point 3, les livres et les groupes proposant des parties simulationnistes oublient volontairement l’existence des personnes autour de la table de jeu de rôle. L’oubli devient parfois délétère, car il empêche la démarche créative de s’exprimer. En effet, le jeu de rôle fonctionne sur des interactions entre individus ; les groupes où les participants prennent du plaisir sans le manifester ni le partager aux autres sont les plus fragiles, en particulier lorsque cela est encouragé par le jeu. Quand les joueurs ont appris le jeu de rôle ensemble, se connaissent par cœur et jouent ensemble de longue date, il est possible que la connivence et la communication non-verbale suffisent à harmoniser les attentes de chacun et à faire connaître le plaisir que l’on prend.

Ce point mérite que l’on s’y attarde. L’idéal, c’est d’intégrer dans les règles du jeu des moyens de faire connaître les attentes et les exigences de chacun et de permettre d’exprimer le plaisir que l’on prend. Le don de dés d’Offrande de Prosopopée permet d’exprimer le jugement et le plaisir pris par les participants sans toutefois interrompre la fiction, en glissant un dé vers la personne en train de parler. Je vous renvoie également vers mon article Espaces de créativité pour la description du processus à l’œuvre dans Sens Hexalogie.

Concernant le point 4, le fait de devoir justifier les techniques dans la fiction et d’y trouver leurs causes ne veut nullement dire qu’il ne faut pas lancer de dés ou calculer de scores, mais que le fait de lancer les dés et de manipuler des ressources chiffrées ou autres doit être justifié par la fiction.

Dans Prosopopée, le don de dés d’Offrande est justifié comme une Offrande que se font les divinités qui peignent le Tableau. J’ai créé l’ensemble des mécaniques de résolution et de création de Problèmes en veillant à ne pas enfreindre ce point.

Une idée répandue voudrait que plus une technique ou manière de jouer serait intuitive pour un participant et plus elle paraîtrait adaptée à la démarche simulationniste. Je pense qu’il ne s’agit en réalité que d’une question d’habitude. Quand on s’habitue à une technique, elle se fait oublier plus facilement. Appréhender une technique nouvelle demande fatalement plus d’efforts.

3.1) La difficulté du simulationnisme

Le fait de ne jamais regarder derrière le voile crée une difficulté : les attentes et exigences des participants s’harmonisent difficilement si on n’en parle pas. Le fait d’en parler hors des parties est également difficile dans le cas où le MJ utilise des techniques d’illusionnisme. Et le fait, en tant que joueur, de ne pas exprimer son avis ni son ressenti empêche d’aligner attentes et exigences et ne permet pas de canaliser les frustrations.

C’est pourquoi les groupes constitués de personnes d’horizons différents, avec des habitudes différentes pourront avoir du mal à jouer convenablement ensemble, notamment si les détails du fonctionnement des parties n’est pas expliqué.

Je vous conseille de réfléchir à ce point.

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Cet article était pour moi l’occasion de creuser la démarche simulationniste, très peu approfondie par chez nous et souvent galvaudée, tout en démontrant de quelle manière Prosopopée s’y inscrivait. Si des questions subsistent, n’hésitez pas à les poser en commentaire.

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Discussions antérieures à ce sujet sur Silentdrift :

1Voir premise dans le « Provisional glossary » ainsi que le chapitre consacré aux prémisses dans l’article Narrativism : Story Now de Ron Edwards.

2 Plus de précisions dans l’essai de Ron Edwards

Aujourd’hui, je vous propose un exemple d’application de partage de narration.

Dans Prosopopée, on joue des sages, des vagabonds, voyageant de village en village pour aider les humains à résoudre leurs problèmes avec la nature et le surnaturel.

Les Pj sont censés comprendre le fonctionnement du monde mieux que quiconque, voire, posséder une science des esprits, des choses invisibles etc.

J’avais deux choix : écrire une encyclopédie et laisser les joueurs se perdre dedans à chaque fois qu’un problème se présente à eux, ou alors laisser les joueurs inventer les solutions aux problèmes.

En laissant les joueurs inventer les solutions, on évite toute lourdeur lors des résolutions d’action, les personnages donnent l’impression de posséder toutes sortes de connaissances lorsque les joueurs inventent des remèdes, des théories, des solutions pour rééquilibrer le monde.

Exemple : presque tous les habitants du village sont endormis, il s’agit d’un problème de difficulté 4.

Joueur A réunit ses dés et raconte que dans les marécages à côté, une fleur produit un pollen, parfois utilisé pour ses vertus médicinales. « À trop forte dose, ce pollen devient un puissant soporifique. Je prépare un antidote que j’administre aux villageois. » (Joueur A lance les dés, c’est un succès, il raconte le résultat de son action) « Quand les villageois sont réveillés, je leur explique qu’il suffit de prendre cet antidote quotidiennement pour ne plus succomber au sommeil. Prenez-le tôt dans la journée pour ne pas subir d’insomnies. »

C’est une solution élégante, économique et du plus bel effet pour les jeux de rôle où les PJ sont censés connaître le monde et ne pas être des ignorants, si vous ne voulez pas faire lire une encyclopédie aux joueurs, voire la leur faire apprendre par cœur.

Le partage de narration a également d’autres vertus, notamment pour permettre à un personnage possédant des talents exceptionnels de préserver une image de héros puissant même dans la défaite.