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Pour avoir contribué au développement de Happy Together, le JdR feel good et doux amer de Gaël Sacré, je vous propose un petit making of pour mettre en avant un certain nombre d’enjeux de game design auxquels nous avons été confrontés et comment nous les avons résolus pour obtenir ce jeu unique.

Petite précision : je me considère comme un ami qui aide et fait des suggestions à Gaël sur des questions de game design, pas comme un coauteur. Le jeu est l’idée originale de Gaël, les thèmes du jeu sont ceux qui le touchent personnellement, il a le director’s cut et a porté le projet de bout en bout. Je suis très fier d’avoir pu aider au développement de cette petite merveille (je ne serai pas très objectif, vous voilà prévenus, mais ce n’est pas grave, puisque je cherche plus à relater un processus de game design qu’à faire une critique du jeu).

D’ailleurs Gaël m’aide de la même façon sur la plupart de mes projets, ainsi que beaucoup de personnes (que je nomme toujours dans les remerciements). Ils portent ce regard extérieur si utile et sont porteurs de propositions de qualité.

Hello ! C’est Gaël. Je me permets de hacker ce billet pour apporter en filigrane quelques précisions supplémentaires sur ce que j’ai essayé de faire avec ce jeu et comment je l’envisage avec le recul. Ah, et je me sens carrément chanceux d’avoir cette relation créative avec Fred, qui nous permet de nous enrichir l’un l’autre tout en gardant le contrôle sur nos créations respectives.

Premier jet

Quand Gaël vient chez moi un soir avec une première version de Happy Together à crashtester, l’idée est de développer une version de Happy à plusieurs (comme son titre l’indique).

Happy étant un jeu de rôle solitaire1 (donc oui, on joue vraiment tout seul avec le livre ou le PDF, pas même 1 MJ + 1 joueur) contemplatif, introspectif et méditatif, il y avait un premier problème : comment obtenir quelque chose de similaire à plusieurs ? Spoiler : on n’y est pas arrivés, le jeu a donc suivi sa propre voie et c’est très bien comme ça.

Happy m’apportait vraiment beaucoup et j’avais vraiment envie d’apporter cette expérience en groupe. Je n’avais pas idée à quel point ce serait à la fois un jeu différent et en même temps très proche dans son ADN, qu’on pourrait résumer rapidement par “se reconnecter avec le présent”.

A noter que je milite personnellement pour l’appellation “jeu de rôle solitaire” plutôt que “jeu de rôle solo” pour justement éviter la confusion avec les jeux avec un MJ + un joueur.

Gaël est parti sur des règles proches de Prosopopée, jeu contemplatif s’il en est, pour pouvoir engager ce crashtest. On a bien fail faster comme il faut, mais en réalité le cœur du jeu a très vite tourné. Une phase de contemplation débute la partie et déjà, c’était magique ! On était dans la pure description d’un instant figé avant que l’histoire ne commence et les idées fusaient. C’était captivant et agréable. Donc ça, c’était validé.

Cette idée de la contemplation m’est venue à la fois des techniques de méditation, qui insistent très souvent sur le fait d’utiliser ses sens pour se reconnecter avec le présent, mais aussi La Saveur du Ciel de Fabien Hildwein, dans lequel les sens jouent un rôle primordial pour atteindre une forme de transcendance. Il y a une forme de communion à créer ce que j’appelle une cartographie sensorielle pour décrire ensemble un lieu que l’on va ensuite explorer.

La partie histoire a bien fonctionné aussi, on a joué un enfant et une ado qui flânaient au bord d’une rivière, l’ado lui a promis de l’aider à trouver des grenouilles bleues.

Cette partie là n’est pas sans rappeler le Clover de PH Lee, qui est aussi clairement une inspiration du jeu.

En revanche, on s’est rapidement rendus compte que les dés étaient de trop et qu’on avait tendance à s’essouffler à produire de la fiction en roue libre.

Mécaniques du jeu

Pour la mécanique de résolution : dans mes souvenirs, on gagnait des dés en activant des Qualités (Écoute, Partage, Spontanéité, Savoir-faire, Créativité et Curiosité, bien qu’à l’époque ça ne devait pas être tout à fait les mêmes). C’est-à-dire qu’il fallait agir dans le sens de l’une de ces qualités et ça nous donnait le droit de piocher un dé qui nous aiderait plus tard à résoudre ses Désirs.

À tout moment de la partie, les joueurs pouvaient poser des Désirs : écrire sur un bout de papier quelque chose que le PJ veut atteindre, mais qui opposera une résistance.

Quand on avait assez de dés, on les lançait :

  • en cas de victoire, le joueur obtient ce qu’il veut, en retire une belle expérience et raconte comment.
  • en cas de défaite, le joueur n’obtient pas autant de satisfaction que ce qu’il aurait voulu, mais cela provoque chez lui de la joie, du rire ou de l’indifférence (un événement indépendant vient éclaircir l’échec). C’est un autre joueur qui raconte l’événement positif.

J’apprécie particulièrement, dans le cadre de ce jeu, qu’il n’y ait pas vraiment de mauvaise issue. On ne joue pas sur la victoire et l’échec, mais sur la satisfaction pleine et entière, ou découvrir quelque chose de meilleur encore que ce que l’on recherchait. Et ce point structurel du jeu est un élément de genre à lui tout seul. On le trouve dans beaucoup de fictions feel good, mais pas que : Little Miss Sunshine, Kiki la petite sorcière ou encore Adventure Time.

C’est le principe de la sérendipité, mot imbitable qui signifie : “à quelque chose, malheur est bon”. Et qui se prête merveilleusement bien à un jeu comme Happy Together, notamment car ce principe invalide les tentations de jouer pour la gagne et d’autant plus depuis qu’on a enlevé les dés.

Prosopopée me semblait le jeu le plus proche de l’expérience que je recherchais, dans sa façon de coopérer ensemble pour créer l’histoire et dans la façon dont il anesthésie la violence dans la résolution des problèmes. Seulement, pour Happy Together, je voulais aller encore plus loin et anesthésier complètement la résolution de problèmes. Mais comment faire pour qu’il n’y ait pas de problème et qu’on puisse se focaliser uniquement sur la contemplation ? La solution était en fait inscrite dans Happy (le jeu solitaire), dans lequel une des mécaniques pour relancer la partie (appelé “stimulus”) est : “Un petit problème survient, mais il est rapidement résolu.” La solution n’était donc pas de supprimer les problèmes du jeu, mais de les rendre mineurs. D’ailleurs la mécanique de Désirs et Qualités est devenue presque facultative, ne servant à présent qu’à donner de nouvelles impulsions à la partie. C’est drôle de voir que la mécanique de résolution est devenue la cinquième roue du carrosse !

Des dés ?

On s’est rapidement dit que les dés n’avaient pas d’intérêt, qu’il fallait appréhender les choses autrement. On avait récemment joué aux Petites Choses Oubliées de Sylvie et Christoph Guillaume-Boeckle et le fait que le jeu n’utilise pas de mécaniques de résolution a joué un rôle important dans ce choix (sans compter tout le courant American Freeform de semi-GN qui exclue la plupart du temps l’utilisation de mécaniques). Pour le résultat, c’était facile : il suffisait que le joueur choisisse l’issue du Désir parmi les deux options, ce qui est encore plus fort, dans ce cas, que de décider aléatoirement : le joueur a le choix entre deux issues forcément positives, une sur laquelle il n’a pas de prise mais se laisse surprendre par un autre joueur qui décrit le moment de bonheur inattendu et une autre où il garde le contrôle. En faire un simple choix permet de décider en fonction de tout ce qu’il s’est passé avant dans la parti. Si l’histoire jouée a montré l’importance de ce Désir pour le personnage ou qu’au contraire le personnage s’en est éloigné, ça n’a pas le même sens de décider qu’il y parvient ou que le bonheur vient d’ailleurs. Ça ajoute une touche de chantilly dans le gâteau qu’est Happy Together et c’est en totale adéquation avec son thème principal.

Mais comment décider quand on a le droit de réaliser un Désir ? C’est là où les Qualités entrent à nouveau en jeu. Plutôt que de valider les Qualités pour gagner des dés, on a décidé qu’il suffisait d’en cocher un certain nombre pour pouvoir réaliser son Désir. Cela permettait à la fois d’augmenter l’importance du jugement des joueurs sur la pertinence de leurs choix créatifs et de créer une structure simple et élastique pour l’histoire : les personnages explorent leurs relations et des instants du quotidien, puis l’un d’eux (ou plusieurs) met en jeu un Désir, et par des actions et marques d’altruisme au fil des scènes, le Désir finit par être atteint ou pas (mais grâce à la sérendipité c’est cool quand même).

Avec le recul, je trouve que la façon de gérer les Qualités est assez peu élégante. Le fait de proposer de cocher une Qualité casse souvent le rythme de la partie et le côté flou de l’appréciation génère parfois des moments de jeu un peu moins bons que le reste. J’ai tenté des variantes dans lesquelles on se coche l’un l’autre les cases sans interrompre la fiction, et ça fonctionne un peu mieux, mais je ne suis toujours pas satisfait de cette aspect là de la mécanique.

L’avancée vers la résolution des Désirs était à ce moment-là entièrement soumis au niveau d’exigence que le joueur se pose lui-même (avec possibilité de consulter les autres joueurs pour valider ou invalider une coche en cas d’incertitude).

C’est plus tard que Morgane (LA Morgane de Rose des Vents éditions, autrice de Sur la route de Chrysopée, Into the Woods…) a mis le doigt sur le fait que pour renforcer le partage et l’altruisme dans le jeu, il fallait que ce soient les autres joueurs qui résolvent le Désir d’un personnage. Ce qui a abouti à la règle suivante : seuls les autres joueurs peuvent dépenser des coches de leurs Qualités pour résoudre un Désir, pas celui qui l’a posé. Et dans les faits, ça renforce la dynamique d’échange du jeu et évite que la résistance du jeu ne repose que sur le niveau d’exigence que le joueur s’impose. Si le joueur choisit son Désir et estime quand il peut cocher une Qualité pour l’atteindre, la tentation d’aller trop vite peut se faire sentir (ou au contraire de ne pas oser cocher de Qualités de peur d’abuser du système). À présent que l’on est tributaire des autres joueurs, la progression vers la résolution des Désirs est encore plus apaisée.

Dans Prosopopée aussi, le don de dés d’Offrande et la résolution des dés de Problème forment une structure pour l’histoire. Ces règles permettent d’offrir de la résistance au joueur, mais aussi des objectifs et de l’imprévu et une direction, sans enrayer le caractère organique de la production de l’histoire. Cela aide, dans un jeu en impro totale, de maintenir l’élan et le souffle créatif des joueurs sur la durée et de ne pas s’arrêter quand on en a marre ou pour d’autres raisons extra-diégétiques, mais quand l’histoire est véritablement terminée suite à la résolution de tous les Problèmes.

Certains joueurs n’en ont probablement pas besoin et pourraient jouer à Prosopopée ou à Happy Together non stop avec leur propre capacité à créer de la fiction en roue libre et rebondir sur les apports des autres, mais ce n’est pas le cas de tout le monde (et ce n’est pas le cas de Gaël et moi, on a besoin d’une raison d’aller de l’avant).

La question se posait donc pour Happy Together : fallait-il accepter que le jeu se limite à des parties d’une demi-heure où on arrête de jouer par fatigue, ou pire, par lassitude (et perso c’est une option qui me dérangeait) ? Ou fallait-il offrir ce petit outil structurel qui allait permettre d’aller de l’avant plus facilement ?

Après un nouveau test, on s’est rendus compte que cela fonctionnait vraiment très bien.

L’absence d’aléatoire permet de mieux se concentrer sur l’ici et le maintenant : les petits détails des relations, ses interactions avec le décor, etc. autrement dit, sur l’Absorption plutôt que la Combativité2.

Les quêtes

Il restait un truc de moyennement satisfaisant : quand un joueur posait un Désir, ça semblait parfois popper de nulle part, voire on se forçait à en créer pour faire fonctionner le jeu.

Gaël a donc eu l’idée, quelques parties plus tard, de donner à chaque PJ une quête, autrement dit un “rêve” que le personnage aimerait atteindre. Problème, la quête était difficilement compatible pour jouer l’instant présent, puisqu’elle constituait un objectif à atteindre qui pouvait focaliser l’attention des joueurs. Elle donnait aux joueurs l’impression qu’ils pouvaient avoir une prise sur leur destin, ce qui tendait à les concentrer sur ce destin, plutôt que sur le temps présent. Les joueurs “cueillaient moins le jour” en quelque sorte3.

L’idée de la quête m’est venu d’un livre de développement personnel, Le Jeu du Tao dans lequel on se choisit une quête personnelle puis on répond à 32 questions qui nous permettent de réfléchir à comment l’accomplir dans sa vie. De façon générale, j’ai puisé beaucoup d’inspiration dans cet ouvrage pour Happy et pour Happy Together.

La partie en question tournait d’ailleurs au genre dramatique, car un (ou plusieurs) des joueurs avait choisi de résoudre un problème familial : il voulait que ses parents acceptent son choix de faire carrière dans la musique. Plutôt qu’une partie feel good et douce-amère, on jouait aux Cordes Sensibles en freeform.

La partie se déroulait dans un conservatoire dont tous nos personnages étaient élèves et une chose que j’adore dans Happy Together, c’est qu’en tant que joueur, on a tout le loisir de décrire ce que font nos personnages et d’inventer d’entrer dans le détail. Par exemple, si mon personnage joue en concert, je vais pouvoir m’appesantir à loisir sur les descriptions de sa musique et de comment il joue de son instrument, comment le concert évolue, quelle est la réception du public… Et ça, c’est quelque chose que j’ai rarement trouvé ailleurs4 : qu’on se sente aussi libres de décrire et de partager de tels instants, de créer de la connivence ou de la complicité. Souvent les enjeux de la partie font qu’on brosse à grands traits au lieu de prendre le temps.

C’est à l’issue de cette partie qu’on s’est dit que pour rendre la quête moins attrayante, peut-être qu’elle ne devait jamais être résolue. Le voyage est plus important que la destination dans Happy Together. Pour modérer ce fait, le joueur peut tout de même réécrire sa quête, la faire évoluer, ce qui est une progression en soi.

Ça a clairement été la partie qui a permis de boucler le game-design central du jeu. En empêchant toute résolution de la quête, elle est devenue un guide, un pourvoyeur d’amertume dans la douceur ambiante du jeu. J’adore ce genre de moments de création partagé, autant dans la partie elle-même que la discussion de game-design qu’elle a engendrée autour.

Ainsi, la quête devient une inspiration pour créer des Désirs sans pour autant nuire à l’exploration de l’instant présent.

Une bonne partie du game design de Happy Together a consisté à trouver un équilibre entre règles pour inspirer les joueurs et pour créer une structure à l’histoire, tout en se concentrant sur l’instant présent et le partage. C’était un numéro de funambule et en cela, je trouve que le jeu est une belle réussite.

Merci !

Puiser dans son propre vécu

J’ai constaté lors de nos parties que beaucoup de mes descriptions puisaient dans mes propres souvenirs, sans même le faire exprès. Des images et des bribes d’instants vécus réellement alimentaient mes descriptions, mes connaissances, même lointaines, de milieux musicaux me soufflaient des ambiances, des détails, des sensations…

Notre première partie se jouait au bord de la rivière, je jouais un enfant qui rêvait de voir des grenouilles rares et j’ai abondamment puisé dans mes après midi à pêcher des grenouilles au bord des mares avec mon père quand j’étais enfant, dans mes descriptions et l’évocation de sensations diverses.

Lors de la partie dans le conservatoire, j’ai beaucoup puisé dans mes souvenirs des conservatoire de Poitiers et de Montpellier, où des amis à moi étudiaient.

Je n’ai pas souvent eu cette impression que des souvenirs réels soient à ce point un terreau acceptable pour une partie de JdR. À part peut-être lorsqu’on prend une ville connue comme référence. Mais dans Happy Together, c’est moins utilitaire, plus dans la contemplation. Un peu comme Hayao Miyazaki aime montrer les mécanismes des avions de la première moitié du 20e siècle, ou les spécificités de la végétation d’une certaine région du Japon dans ses films d’animation.

Sur ce point, on est un peu à l’opposé de Prosopopée où l’on explore des confins imaginaires et moins c’est familier, mieux c’est.

Le fait que le jeu se concentre autant sur les sens et les détails du quotidien fait qu’on va logiquement puiser dans notre propre expérience. Le fait d’incarner des personnages du quotidien également. Autant je me sens bien obligé d’inventer la façon dont se comporte un demi-elfe dans une forêt de champignons géant, autant je vais aller facilement puiser dans mon expérience personnelle pour décrire précisément une salle de spectacle, une piscine municipale, un chalet ou un simple appartement. J’encourage même dans le jeu à s’incarner soi-même (ou une vision fantasmée de soi-même). La troisième phase du jeu (qu’on oublie souvent de mentionner) qui consiste à débriefer ensemble, amène les participants (s’ils le souhaitent) à décrire ce qu’ils ont apportés de leur propre vie. A chaque partie, je sens que l’on se rapproche humainement entre joueuses et joueurs, y compris avec des inconnu.e.s. C’est quelque chose que j’apprécie particulièrement quand je fais découvrir le jeu en convention.

Pour conclure

Voici donc comment a évolué le jeu à partir d’une version qui tenait déjà la route, jusqu’à un jeu affiné, orienté sans perdre de son côté organique, d’une grande simplicité, mais où chaque règle, chaque élément soutient efficacement la proposition du jeu et si on enlève une brique, l’ensemble perd en qualité5 (cf. l’idée de game-design funambule plus haut).

Happy Together remplit très bien le contrat de jouer des fictions feel good et douces amères, comme certains films indés américains (Lost in Translation de Sofia Coppola ou Little Miss Sunshine de Jonathan Dayton et Valerie Faris) ou de films et films d’animation japonais (L’Été de Kikujiro de Takeshi Kitano ou Kiki la petite sorcière de Hayao Miyazaki). Et c’est quelque chose d’assez rare dans le paysage rôliste.

En passant, le jeu a forcément perdu un peu de l’idée initiale d’être un Happy à plusieurs (notamment l’aspect méditatif et introspectif de son grand frère) et c’est très bien comme ça..

Du haut de mon manque d’objectivité, je vous encourage fortement à tenter l’expérience.

Merci à toi pour ton aide dans le développement du jeu et à cet article de décryptage de game-design. J’espère qu’il sera utile à certain.e.s pour créer leur propre jeu ou simplement réfléchir sur sa pratique. Au fait, je réponds volontiers à vos questions. Au plaisir !

1En 2011 a eu lieu le RPG Solitaire Challenge, organisé par Emily Care Boss, vous pouvez trouver les jeux solitaires créés pour l’occasion sur cette page : http://rpgsolitairechallenge.blogspot.com/p/games.html

Les Rôlistes dans la cave ont également enregistré un podcast avec Thomas Munier, Gaël Sacré et Arjuna où iels décortiquent les principes et spécificités des JdR solitaires : http://desrolistesdanslacave.fr/podcast-013-le-jeu-de-role-solo/

2C’est à dire le fait d’être et d’interpréter son personnage plutôt que de soutenir son combat : https://www.limbicsystemsjdr.com/combativite-absorption/

3Avec Gaël le fait que son jeu est un peu “carpe diem RPG” est un sujet de blague récurrent.

4Mis à part dans La Saveur du Ciel de Fabien Hildwein…

5De ce fait, je placerais Happy Together du côté des JdR spécialisés.

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Cet article, aborde deux concepts essentiels pour la suite de mes réflexions : l’Absorption et la Combativité.

Je tiens le concept d’Absorption d’Axel Fourdrinier (Meta), qui l’évoque dans ce commentaire du podcast de la Cellule La Réflexion sopposetelle à limmersion ? et dont nous avons discuté par la suite en privé.

La Combativité est un concept de ma création que l’on pourrait rapprocher de l’Empowerment, concept utilisé notamment dans le jeu vidéo, d’après cette discussion.

Il me semble pertinent d’utiliser un concept spécifique pour le jeu de rôle qui, contrairement au jeu vidéo donne d’emblée une part créative au joueur et un potentiel d’action extrêmement vaste (pour ne pas dire infini) car non scripté1.

Ces deux concepts remplacent avantageusement l’idée “d’immersion” qui pèche par subjectivité et par l’absence de reconnaissance de la diversité des pratiques que porte notre activité, se rendant responsable de nombreuses incompréhensions2. Pour ces raisons, je n’emploierai plus ce terme dans le reste de l’article.

J’expose ici ma vision des choses, nourrie par mes diverses expériences du jeu de rôle.

La Combativité ou peser sur les enjeux

La Combativité est une posture3 d’un joueur qui épouse le combat de son personnage en cherchant à obtenir une issue à son avantage. Elle est tournée vers le faire du personnage, plus précisément l’accomplissement et l’élaboration d’objectifs.

Le joueur en posture combative se tourne vers un futur, proche ou distant : un objectif qu’il cherche à atteindre (ou une menace qu’il cherche à fuir). Il se focalise prioritairement sur les moyens d’atteindre l’objectif en question et les enjeux qui le sous-tendent. Le joueur peut poursuivre plusieurs objectifs, y compris s’ils sont en conflit l’un avec l’autre.

Un joueur en posture combative agit pour obtenir ce qu’il souhaite et se protéger de ce qu’il ne souhaite pas. Cette posture implique un rapport de force entre personnages et entre participants. Or, dans un jeu de rôle, la fiction étant souple et libre d’interprétation, il est difficile d’obtenir véritablement ce que l’on souhaite dès qu’un conflit entre en jeu contre un autre participant.

L’arbitraire d’un jugement (du MJ ou d’un autre participant) nuit à la Combativité dans la mesure où il est difficile de prédire quand un choix pèsera en faveur du joueur ou non4. Le joueur en posture combative a besoin de savoir quand une de ses décisions va augmenter ses chances de succès ou non. D’où le recours à des chiffres, dés, etc.

En épousant la volonté de son personnage et son envie d’atteindre ses objectifs, le joueur a besoin d’un marqueur de progression vers son objectif.

La Combativité est une recherche d’emprise sur la situation de la fiction : le joueur poursuit prioritairement son objectif et des moyens pour l’atteindre. Elle est indispensable à une pratique compétitive, mais elle n’en est pas synonyme, car la Combativité peut parfaitement enrichir une pratique du jeu de rôle dramatique ou contemplative.

Les mécaniques5 offrent un contrôle sur la fiction, pour marquer une prise de pouvoir efficace et incontestable et faire évoluer la situation dans le sens qui importe au joueur.

Le rôle des mécaniques vis à vis de la Combativité

Les mécaniques offrent une prise sur les événements de la fiction à un joueur en posture combative. Mais pour renforcer la Combativité, c’est-à-dire encourager et récompenser cette posture, il faut que le joueur puisse influencer l’issue d’un conflit, par exemple en dépensant des ressources, en élaborant des choix tactiques, moraux ou autres. Il doit se sentir responsable de l’issue du conflit, y compris si elle est négative, sans quoi, lancer un dé peut paraître aussi arbitraire qu’un jugement de MJ.

L’utilisation de mécaniques transparentes (c’est-à-dire sans règle ou procédure cachée) et offrant une prise au joueur renforce la Combativité. Les mécaniques deviennent alors le moyen par lequel la volonté du joueur impacte le devenir de l’histoire et sont un facteur favorisant l’implication du joueur dans la fiction.

On peut rendre cette approche plus satisfaisante avec des règles appropriées, mais la posture combative ne peut pas être produite par le système, seulement encouragée (comme souvent, le Système est avant tout incitateur). Un joueur peut également se trouver en posture combative si rien ne l’y encourage.

Un joueur prioritairement en posture combative dans une pratique qui ne l’encourage pas, peut se sentir impuissant, le système ne lui offrant aucun moyen de contrôle sur l’évolution de l’histoire.

La Résistance, moteur d’enjeux concrets

Le seul fait d’obtenir du pouvoir n’est pas suffisant pour renforcer la Combativité durant une partie, il faut aussi une contrepartie, un obstacle, un risque, la possibilité d’une perte, d’un affaiblissement, d’un échec…

La Résistance peut se définir comme un jeu de contrôle et de perte de contrôle sur les événements de la fiction : lorsqu’un élément fictionnel résiste, il se soustrait au contrôle du joueur. Celui-ci, en cherchant à prendre le contrôle pour que la situation tourne à son avantage ou pour atteindre son objectif, prend le risque d’améliorer ou d’aggraver sa situation, ou les deux à la fois. La Résistance est un enjeu réel (mécanique) permettant de concrétiser des enjeux fictionnels6.

L’intérêt d’une victoire se mesure au risque, à la difficulté ou au prix à payer qui la contrebalance. La victoire étant synonyme de gagner du pouvoir sur les événements, les faire évoluer au plus proche de sa volonté. La Résistance et la possibilité de la surmonter rendent la Combativité opérationnelle.

L’Efficacité7 est la capacité du joueur à surmonter la Résistance lors d’une épreuve ou d’un conflit. L’Efficacité peut varier en fonction des succès/échecs et des décisions prises au fil du jeu. La perspective d’une progression en matière d’Efficacité est une motivation supplémentaire pour jouer combatif : quand un personnage voit ses performances s’amenuiser (via des malus, une perte de points de Caractéristiques, etc.), cela pose au joueur la nécessité de gagner en Efficacité afin de remonter la pente pour les enjeux à venir. Un joueur dont le personnage possède plusieurs choix en balance modifiant son Efficacité (sacrifice, options tactiques, etc.) pourra choisir d’augmenter son Efficacité ou de la sacrifier au profit d’une alternative ou d’un autre but. Sacrifier l’Efficacité au profit d’une cause (sauver un ami, par exemple) entre parfaitement dans la posture de Combativité, puisque l’ami étant censé compter sur le plan affectif pour le personnage, le sauver peut devenir un nouvel objectif pour le joueur et compte parmi les enjeux dignes d’être défendus.

En revanche, les décisions néfastes pour le personnage sans contrepartie sont en contradiction avec cette approche : La Combativité n’étant possible que si le joueur défend les intérêts de son personnage. Être en posture combative, c’est non seulement défendre les intérêts de son personnage, mais c’est aussi trouver les moyens pour les mener à terme.

La Combativité rapproche le joueur de son personnage dans la mesure où sa soif de vaincre épouse celle de son personnage. Les volontés se mettent au diapason et renforcent la synesthésie8, à condition que les enjeux mécaniques interagissent avec les événements de la fiction.

La Combativité est donc une façon pour le joueur de faire siens les objectifs, besoins et désirs de son personnage et de chercher une osmose avec sa volonté. Tout ce qui dans une pratique du jeu de rôle demande au joueur de prendre des décisions étrangères aux intérêts de son personnage affaiblit la Combativité. C’est une posture d’accomplissement et de responsabilité du joueur face aux conséquences de ses actes, positives comme négatives, ses succès comme ses échecs.

L’Absorption ou le personnage comme deuxième peau

Si la Combativité est orientée vers le faire, l’Absorption consiste à rechercher une connexion avec l’être du personnage : les actions symboliques, anecdotiques ou sans prise réelle sur le cours de la fiction peuvent tout à fait participer de cette connexion.

C’est une posture créative : il s’agit d’inventer une personnalité, un langage, un passé, une culture à son personnage et de se comporter et d’agir avec un soin particulier pour donner du sens, de l’épaisseur, de la cohérence à tout ce qui le compose, et le connecter avec la réalité du monde dans lequel il vit (certains appellent cela le role-play, mais je préfère laisser de côté ce terme qui veut tout et rien dire).

Un joueur qui priorise la posture d’Absorption n’a pas besoin de grand chose d’autre que d’espace et de temps pour s’exprimer, parfois au point où l’intrusion de mécaniques peut briser sa concentration. Mais ce qui compte plus que toute autre chose, c’est une complicité et une écoute entre les participants (MJ comme joueurs)9.

Les phases libres en matière d’enjeux favorisent une posture d’Absorption (un matériau fictionnel riche en possibilités créatives aide également) ; dans les pratiques où les enjeux sont bien présents, mais sans possibilité réelle pour les joueurs d’impacter leur devenir, cette posture est également favorisée, comme par exemple le jeu de rôle dit sans règle10 ou le MJ statue sur l’issue de la plupart des actions, mais aussi les pratiques dans lesquelles les mécaniques n’offrent aucune prise au joueur pour influencer le résultat de ses actions (Sens Renaissance de Romaric Briand, par exemple, en dehors de sa mécanique de “Miracles” offre peu de moyens aux joueurs de peser sur l’issue des conflits importants). Un combat violent peut tout à fait être l’occasion d’explorer l’essence du personnage lorsque le système du jeu ne permet pas la Combativité, car l’Absorption est une posture dénuée de Combativité, davantage orientée vers une certaine forme de contemplation, d’introspection, de célébration, d’exploration de son rôle, de son statut, de son identité, de sa nature dans un contexte donné.

Si les choses n’évoluent pas comme souhaitées, avoir le dernier mot n’est pas la préoccupation première du joueur absorbé, mais plutôt : que ressent son personnage, comment réagira-t-il, qu’est-ce que ça implique pour lui, comment s’adapter à ce changement ? Dans certaines pratiques, si le joueur ressent le besoin de reprendre le dessus, il est possible de changer pour une posture combative en cours de partie et de revenir en Absorption plus tard.

L’Absorption comme performance du joueur

Les joueurs qui jouent prioritairement en Absorption ont souvent un rapport à leur pratique de l’ordre de la performance artistique (éventuellement mais pas nécessairement théâtrale).

La qualité créative du joueur devient l’enjeu principal de sa prestation. La dynamique de groupe (le fait de bien se connaître et de savoir satisfaire aux attentes des autres) est essentielle pour une pratique centrée sur l’Absorption, notamment si le système n’appuie pas franchement cette orientation.

Jouer sans mécaniques de résolution

Comme dit plus haut, les mécaniques peuvent rompre la concentration d’un joueur absorbé quand celui-ci a besoin de tenir les rênes de son personnage.

Le problème peut être particulièrement marqué lors de l’utilisation de mécaniques de résolution de conflits sociaux (c’est-à-dire un conflit lors d’une discussion entre deux personnages ou plus, tel une dispute ou une intimidation purement verbales…) particulièrement fondés pour une approche combative, car ce qui compte, c’est qui va obtenir gain de cause et quelles seront les conséquences de ce conflit sur les personnages. De telles mécaniques obligent le joueur a modifier l’orientation de ses décisions pour des raisons externes à sa propre volonté ; les joueurs pouvant justifier a posteriori les éléments plus ou moins conscients11 qui ont fait pencher la balance en la faveur de l’un ou l’autre des personnages.

Pour une pratique centrée sur l’Absorption, le joueur ne peut accepter qu’un dé ou une autre personne exerce un contrôle sur sa volonté12.

Certains mouvements d’auteurs de jeux de rôle ont développé des jeux spécifiquement orientés vers une pratique sans mécanique : le Norwegian style ou l’American Freeform.

Certains de ces jeux utilisent une structure afin d’encadrer l’évolution de l’histoire (scénario, découpage par scènes…) et se concentrent en partie sur un mélange entre jeu de rôle sur table et grandeur nature.

Les systèmes qui alternent les deux postures jouent quant à eux sur un découpage avec et sans mécaniques, par exemple Bliss Stage de Ben Lehman.

Exemples de systèmes qui renforcent l’Absorption et la Combativité en alternance

Bliss Stage : Dans Bliss Stage, les scènes de mission mettent en place des mécaniques pour établir les conséquences des jets de dés dans le “monde du rêve” (dream world) : les jets de dés lors d’un combat par exemple, dans le monde du rêve peuvent affecter le succès de la mission, la sécurité du pilote, la sécurité des relations (du monde réel) qui ont été invoquées sous la forme d’équipement dans le monde du rêve….

Ainsi, des dégâts subis pour l’équipement peut affecter le “stress” ou la “confiance” entre le personnage du joueur et une ou plusieurs de ses relations.

Cette corrélation est mécaniquement symbolique et produit une causalité psychologique en jeu.

Ces conséquences modifient la nature de la relation entre les personnages. Pendant les scènes “d’interlude”, les mécaniques n’interviennent qu’avant et après la fiction. Les joueurs sont parfaitement libres d’interagir.

Alors que pendant les scènes de mission les joueurs peuvent être encouragés à la Combativité via les mécaniques (en élaborant une prise de risque plus importante afin d’augmenter leurs chances de succès, par exemple), les scènes d’interlude leur permettent quant à elles de jouer librement leurs personnages, sans le concours d’aucune mécanique (compte-tenu de l’évolution de leurs relations), ce qui encourage l’Absorption.

Le jeu permet l’alternance de Combativité et d’Absorption d’une phase à l’autre. C’est néanmoins les participants qui adapteront ou non leur posture. Il est donc possible, voire encouragé, d’alterner ces deux postures.

Prosopopée : Prosopopée propose également une alternance entre Absorption et Combativité : le gros d’une partie de Prosopopée est fait d’une conversation entre joueurs sur les événements de la fiction, au sujet des personnages et du monde tout autour. Les enjeux de résolution des problèmes sont au second plan.

Les mécaniques interviennent pour baliser cette conversation en l’interrompant le moins possible. L’Absorption prime.

Lorsque les joueurs décident de résoudre un Problème, ils basculent en Combativité pour faire évoluer les enjeux de la partie et l’histoire elle-même jusqu’à son dénouement, après avoir brodé autour. La Combativité va et vient, elle permet de donner une direction, un horizon à la partie. Une motivation pour aller au delà de la contemplation (qui pourtant constitue la majeure partie de l’expérience). Les deux postures s’articulent pour structurer la partie et l’histoire, lui donner une dynamique.

Défendre les intérêts de son personnage13 en Absorption

Quand on joue l’Absorption, défend-t-on les intérêts de son personnage ?

Agir conformément à ce que la condition du personnage présuppose peut être question de vie ou de mort, par exemple : si je joue un simple mercenaire, il est préférable que je fasse montre de déférence et de loyauté au roi, sans quoi je risque d’être jeté au cachot. Dans ce cas, le joueur défend les intérêts de son personnage en se comportant de manière attendue (y compris sans recours à des mécaniques). Dès lors que le comportement du personnage implique des enjeux fictionnels, sociaux, par exemple, on peut considérer qu’il concerne ses intérêts.

Mais, dès lors que le comportement du personnage est détaché de tout enjeu dans la situation de la fiction, ce que crée le joueur ne relève plus que de la Couleur14 et du Canon esthétique15. Couleur et Canon esthétique sont fondamentaux à toute pratique de jeu de rôle, il s’agit du plus petit degré de participation possible pour un joueur, y compris en mode Auteur16.

Un joueur se limitant à produire de la Couleur et à respecter le Canon esthétique de la partie ne défend pas les intérêts de son personnage. Cela doit impliquer un enjeu fictionnel, ce que la recherche de vraisemblance seule ne permet pas.

Les Petites Choses Oubliées de Sylvie Guillaume et Christoph Boeckle, Perdus sous la Pluie de Vivien Féasson (alias Mangelune) ou encore Happy Together de Gaël Sacré (en cours de création) ne renforcent que l’Absorption. Leurs règles ne renforcent pas la Combativité, car ces jeux ne disposent d’aucune mécanique de résolution et donc ils n’incitent ni n’encouragent à se disputer les enjeux de la partie via des moyens mécaniques de prise de contrôle ou de pouvoir. Ils proposent d’élaborer une histoire par des moyens plutôt apaisés, amicaux, contemplatifs, conciliés ou par concession ; donc non-combatifs. Ce ne sont pas pour autant des jeux en mode auteur, car les décisions qui sont prises au cours du jeu, le sont par et pour les personnages.

À noter que si l’Absorption peut fonctionner dans une pratique où les joueurs ont peu d’impact sur le déroulement de l’histoire, ces trois exemples ont la particularité d’offrir beaucoup de pouvoir narratif aux joueurs.

Le cas de Perdus sous la Pluie

Perdus sous la Pluie est un peu à part, car il utilise des mécaniques d’agression, mais il ne renforce pas la Combativité, notamment car ce ne sont pas de mécaniques de résolution. En premier lieu, à la fin de la partie, il ne restera qu’un enfant, les autres disparaissant et se faisant dévorer par les sirènes de l’averse (sortes de croquemitaines de l’univers du jeu), ce qui scelle le destin des personnages. La principale question est : qui survivra ? Le gros de l’enjeu est relationnel et affectif, les mécaniques ne faisant qu’appuyer le jugement des joueurs sur les enfants : qui est le plus sympathique, qui est un poids pour le groupe, qui est le plus antipathique, etc. Chaque joueur possède une réserve de jetons et la mécanique du jeu consiste à plumer les réserves des autres. Quand un joueur n’en a plus, son personnage disparaît.

Quand un joueur-aversité (un de ceux qui jouent l’adversité) retire un jeton au joueur sur lequel se centre la scène, celui-ci n’a pas la possibilité de le disputer. En revanche, il peut demander l’aide d’un autre joueur ou par rancœur s’en retirer un pour agresser un joueur-aversité en s’auto-détruisant. Ces options, bien que dans l’agression et l’aide, ne permettant pas de disputer une décision, ne renforcent pas la Combativité, car pour qu’il y ait combativité, il doit y avoir résistance et ce qui résiste doit pouvoir céder, ce qui n’est pas le cas ici.

À l’issue du jeu, l’enfant qui a été le moins agressé/qui a été le plus aidé tout en ne versant pas trop dans les comportement auto-destructeurs est celui qui a le plus de chances de survivre à la fin. Le jeu place les joueurs en situation de reproduire l’injustice de la cour de récréation.

Les limites de l’Absorption

En jeu de rôle sur table, quels que soient ses efforts, le joueur se trouve dans une situation différente de son personnage : quand le personnage déplace des meubles à la recherche d’indices, ou se bat contre un ennemi, le joueur reste la majeure partie du temps assis à une table ou sur un canapé, face à ses amis ou partenaires de jeu, en train de construire verbalement des situations fictives. Jouer principalement en Absorption, si le joueur se centre sur son personnage, peut se résumer à ne faire qu’un avec lui. Mais cela pose un certain nombre de difficultés, car plusieurs processus spécifiques au jeu de rôle sur table accroissent le sentiment de dissonance :

  1. La majorité des actions et enjeux physiques sont décrits verbalement.
  2. La manière dont le personnage s’habille ou l’apparence de sa maison sont un mélange entre ce que le monde permet et ce que le personnage a choisi, voire fabriqué. Qui donc doit les décrire ? Si c’est le joueur, cela signifie qu’il sort de la volonté de son personnage et qu’il prend la liberté de décrire des possibilités du monde ; si c’est le MJ, cela signifie qu’il empiète sur la volonté du personnage en ne se limitant plus à son contrôle sur le monde17.
  3. Le personnage n’existe pas vraiment, il est une construction commune et ses pensées ne sont pas celles du joueur18.
  4. Lors d’une situation réelle, les enjeux ont des implications sur notre vie, il est sans doute impossible de se mettre suffisamment à la place d’un personnage de jeu de rôle afin d’imaginer et ressentir toute la portée d’un enjeu tel que : se faire plaquer par la personne que l’on aime, se blesser gravement, perdre un proche19, etc. La logique d’un joueur en Absorption voudrait qu’il imagine ce que cela peut représenter pour le personnage et à quel point cela peut l’affliger de manière à le faire réagir de façon adéquate, ou intéressante. L’enjeu de se faire plaquer dans la réalité touche notre ego, notre histoire, notre situation sur le long terme, nos possibilités futures (logement, répartition des affaires, etc.). Une émotion qui se déclenche instantanément en nous dans notre vie réelle demande un effort d’imagination et de créativité pour la fabriquer dans une partie de jeu de rôle, mais cet effort la condamne à ne pas pouvoir être naturelle. Un acteur de théâtre peut fouiller des souvenirs personnels pour provoquer l’émotion, mais pour un joueur de jeu de rôle, cela signifie chercher des ressources externes à la situation de la fiction et donc cela crée une distance avec le personnage. De plus, l’acteur de théâtre a la possibilité de préparer son rôle, alors que le rôliste est condamné à l’improvisation. Ce n’est pas un souci, nul n’est tenu de rester en Absorption en permanence, mais peut-être qu’un moment censé être important est un moment où l’on souhaite se connecter au plus près de son personnage.
  5. À la différence de l’acteur de théâtre, le joueur de jeu de rôle recherche prioritairement son propre plaisir, sa propre satisfaction et celles des autres participants pendant une partie ; les joueurs sont aussi les destinataires de la partie, ils ne jouent pas pour un public ne prenant pas part à la construction de la fiction.
  6. Pour améliorer sa performance, le joueur pourra prendre du recul, réfléchir à ce qu’il va dire, à sa cohérence, notamment lorsqu’une action ou un comportement censé être spontané ne peut pas l’être pour le joueur (par exemple, un personnage censé pleurer alors que le joueur ne sait pas le faire sur commande, ou un personnage censé posséder une élocution particulière que le joueur n’a pas), mais aussi à juger ce que vont dire les autres vis-à-vis de la cohérence de la fiction, ce qui passe difficilement par le personnage : la pratique peut permettre au joueur de faciliter et fluidifier cette gymnastique mentale, mais il ne peut jamais passer outre, car son cerveau n’oublie jamais complètement que son corps se trouve dans une situation toute autre que celle qu’il se représente. Son expérience du personnage fictif est majoritairement dissociée de son corps, ce qui en soi rend l’expérience foncièrement étrangère à celle de son quotidien.

Les joueurs résolvent certains de ces paradoxes en partant du principe qu’ils ne peuvent jouer que des personnages qui leur ressemblent relativement : ils ne vont pas jouer un personnage qui possède des talents ou un tempérament qu’ils n’ont pas eux-mêmes ou qu’ils seront en peine de reproduire20. Une approche qui accepte ces paradoxes peut s’en détacher et trouver son bonheur dans un jeu de distanciation et d’empathie avec son personnage, plutôt que de rechercher la fusion.

Notons au passage que la créativité, l’effort et la concentration que peuvent demander les pratiques orientées vers l’Absorption justifient le fait que cette seule posture se suffise dans des pratiques totalement dénuées de Combativité, voire de mécaniques.

Jouer prioritairement ou exclusivement en Absorption peut exiger un apprentissage, notamment pour jouer avec un groupe auquel on n’est pas accoutumé, ce qui est pertinent avec une approche du jeu de rôle plus proche de la performance.

Conclusion

Aucune de ces deux postures n’est exclusive dans une partie de jeu de rôle : bien que l’on puisse jouer avec une seule des deux, il est fréquent qu’on les alterne.

Chacune des deux approches peut apporter quelque chose à une pratique du jeu de rôle : négliger la Combativité peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment de se débattre en vain, surtout si le Contrat Social n’est pas clair à ce sujet ; négliger l’Absorption peut donner au joueur qui en fait sa priorité le sentiment que le jeu étouffe sa créativité, ne lui laisse pas de place pour vivre et ressentir son personnage. Vous pouvez voir l’interaction entre ces deux postures comme une respiration dans un morceau de musique, ou chacune renforce l’autre, mais chaque joueur ou pratique peut accorder plus d’importance à l’une ou l’autre.

En ce qui me concerne, si mes jeux et pratiques préférées font la part belle à la Combativité, je n’aime pas celles qui ne laissent aucune place à l’Absorption. Dans l’idéal, il me faut une quantité importante d’Absorption pour que la Combativité tire sa substantifique moelle. Pour autant, j’aime jouer aux jeux que j’ai présentés qui ne renforcent que l’Absorption, mais dans un jeu qui ne renforce rien, jouer l’Absorption en roue libre me lasse vite. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai mis des mécaniques de résolution à Prosopopée : pour avoir un peu de Combativité afin de ne pas s’épuiser en Absorption dès lors que notre groupe de joueurs n’est pas rôdé à jouer exclusivement en Absorption.

Notons que les jeux et pratiques qui encouragent une franche Combativité offriront le plus souvent aux joueurs un fort impact sur l’histoire21. Les jeux et pratiques qui encouragent une Absorption intense offrent généralement peu d’impact aux joueurs sur l’histoire. Mais ce ne sont que des tendances, ce n’est pas un règle (le partage de Responsabilités n’a rien à voir là-dedans, on peut jouer l’Absorption et la Combativité avec un partage large ou serré de responsabilités).

Enfin, il arrive que des joueurs fassent un rejet de l’une des deux postures au profit de l’autre. Cet article ne vise pas à les stigmatiser, mais au contraire, à permettre de mieux identifier les préférences de chacun afin de trouver un terrain d’entente plus facilement quand c’est nécessaire.

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1 Je développe ce sujet dans l’article Récits en fractale sur L’Intermède : http://www.lintermede.com/analysejeuxderolefictionsanalogiquesinteractives.php et dans Le JdR est potentialité : http://www.limbicsystemsjdr.com/lejdrestpotentialite/

2 Le fil de discussion suivant, sur Les Ateliers Imaginaires fait partie des échanges qui ont motivé le présent article ; on y voit les différents intervenants présenter leur vision de l’immersion sans véritablement se comprendre : http://lesateliersimaginaires.com/forum/viewtopic.php?f=71&t=3440

3 J’emploie ici le terme posture dans son acception générale, sans référence au concept homonyme de Ron Edwards développé dans l’article LNS et autres sujets de théorie rôliste, chapitre trois : Postures http://ptgptb.free.fr/forge/gns3.htm

4 J’aborde également la question dans l’article À Propos des Mécaniques de résolution, point 1 : http://www.limbicsystemsjdr.com/aproposdesmecaniquesderesolution/ il est utile de garder à l’esprit que cet article s’intéresse à une pratique orientée vers la Combativité.

5 Une mécanique est L’ensemble des règles visant à résoudre les situations conflictuelles entre personnages, ou visant à surmonter un obstacle ou un danger. Une mécanique de résolution implique de créer une résistance mécanique et des moyens de la surmonter. Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/m%C3%A9caniques_de_r%C3%A9solution?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4

6 Pour creuser plus loin les questions de résistance, lire la définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/r%C3%A9sistance_asym%C3%A9trique?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4 et l’article La Résistance asymétrique : http://www.limbicsystemsjdr.com/laresistanceasymetrique/

7 Voir Effectiveness sur le Provisional Glossary de The Forge : http://indierpgs.com/_articles/glossary.html et l’article suivant de Vincent Baker : http://lumpley.com/index.php/anyway/thread/497

8 “La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur.” Définition du Glossaire imaginairien : http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie?DokuWiki=0s7rh8vs4c2dsrhue08lmdd1p4

9 Le blog d’Eugénie Je ne suis pas MJ mais propose beaucoup de matière à ce sujet, comme la série des quatre articles Concéder : https://jenesuispasmjmais.wordpress.com/2015/06/16/conceder-1/

10 Le site AnthologieLe guide du jeu de rôle sans règle, en détaille une approche spécifique dans l’article : Les Règles du jeu de rôle sans règle d’Éric Lestrade : http://sansregle.free.fr/index.php?page=article&id=1

11 Dans l’article Vide fertile : la spirale invisible, je propose l’exemple des mécaniques de Dogs in the Vineyard de Vincent Baker, facilitant des décisions déraisonnables en jeu, en l’associant à la notion d’inconscient : http://www.limbicsystemsjdr.com/videfertilelaspiraleinvisible/

12 Frédéric Ferro justifie une telle approche selon l’existentialisme sartrien lors de sa conférence des Quarante ans du jeu de rôle : Personnage et personnalité http://www.cendrones.fr/journeesdetudeslesquaranteansdujeuderole/

13 Prendre des décisions, avec comme priorité de défendre ce qui compte pour son personnage, c’est-à-dire remplir ses devoirs, défendre ses causes, ses relations, ses valeurs, rester en vie, préserver son intégrité, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/d%C3%A9fendre_les_int%C3%A9r%C3%AAts_d_un_personnage?DokuWiki=tam8b1f3b34bjo3gi87o8diem2

14 Couleur : Tout apport descriptif au cours de la partie de jeu de rôle. Parfois détachée des enjeux fictionnels et ludiques, la couleur est un élément essentiel au jeu. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/couleur

15 Célébrer le canon de la fiction, signifie produire un ensemble d’images et d’événements fictifs conformes aux attentes et aux exigences des participants. http://www.limbicsystemsjdr.com/comprendrelesimulationnismeatraversprosopopee/

16 Mode auteur ou joueur auteur : Consiste à jouer sans jamais vraiment défendre les intérêts d’un personnage. Les participants privilégieront les enjeux externes aux intérêts de leurs personnages, comme le fait de “raconter le truc le plus cool” ou “placer une description sans rapport avec les intérêts de son personnage pour gagner un bonus”, etc. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/joueurauteur

17 Je développe ce point dans l’article La Volonté et le monde : http://www.limbicsystemsjdr.com/lavolonteetlemonde/

18 À ce sujet, lire l’article de Gregory Pogorzelski sur le blog Du Bruit derrière le paravent : Personnages fictifs et vie intérieure http://awarestudios.blogspot.fr/2014/03/personnagesfictifsetvieinterieure.html

19 Voir synesthésie : La synesthésie est un concept né de la constatation qu’un joueur ne pouvait pas ressentir ce qu’est censé ressentir son personnage. Cela induit l’importance de donner au joueur des enjeux ludiques ou créatifs et de créer une résistance asymétrique de façon à connecter les niveaux réels et fictionnels du jeu. De façon plus pragmatique, la synesthésie est une façon de penser le renforcement du lien entre personnage et joueur. http://lesateliersimaginaires.com/glossaire/synesth%C3%A9sie

20 “Je crois que pour un grand nombre de romanciers et de tragiques, le personnage est suscité par le drame et non le drame par le personnage ; et que le héros d’Eschyle comme de Shakespeare, de Dostoïevski comme de Stendhal sont des “virtualités” de leur auteur, autour desquelles s’ordonne et s’agite, comme des objets dans certains tableaux surréalistes, une foule en trompe-l’œil”. André Malraux

21 L’impact des joueurs sur l’histoire, c’est l’importance de leurs choix sur l’évolution de la situation, voir l’article L’influence des joueurs sur la fiction pour plus d’informations : http://www.limbicsystemsjdr.com/linfluencedesjoueurssurlafiction/